à P.
Dans les Fragments du discours amoureux, Roland Barthes rappelle que la lettre, « pour l’amoureux, n’a pas de valeur tactique. » Elle est une invocation plutôt qu’une conquête ; car nul n’a écrit de lettre demeurée dans l’attente qui n’ignore l’impuissance même d’une possibilité tactique. Barthes ajoute : « elle est purement expressive — à la rigueur flatteuse (mais la flatterie n’est ici nullement intéressée : elle n’est que la parole de la dévotion) ; ce que j’engage avec l’autre, c’est une relation, non une correspondance : la relation met en rapport deux images. Vous êtes partout, votre image est totale, écrit de diverses façons Werther à Charlotte. »
Si on ne lit pas la Lettre à Xenos de Catherine Peillon pour son épanchement goethien à la déploration si romantique, on y reconnaîtra cette puissance si évocatrice du mot « relation. » Après tout, qu’est-ce qu’une relation ? Ce lien qui me tient attaché à l’autre, qui m’appelle à lui. Mais ce n’est pas seulement ce monologue, c’est aussi et surtout cet espace qui s’institue entre nous à la faveur de ce lien, ce lieu à nous, itinérant, toujours étranger au monde et pourtant là, cette temporalité qui, parfois même dans l’absence, nous demeure une terre hospitalière.
La lettre, parce qu’elle est cette parole individuée qui cherche l’autre, met en jeu une relation et un lien ; ce pour quoi Barthes nous dit qu’elle n’est pas une correspondance. Elle n’est pas la fusion mais la différence, elle n’est pas encore cette possibilité d’une coïncidence érotique qui ne dure pas, quand bien même on répéterait la scène. Et sans doute est-ce parce que la correspondance, au sens d’un effacement des contours de chacun, n’existe pas, que l’érotisme est si beau et en demeure la perpétuelle tentative impossible et le retour de la fièvre :
« nous perdons les limites de nous
dans un tremblement » (lettre 19)
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« nous avons perdu nos frontières
dans le séisme » (lettre XIX – traduction)
L’expérience de se confondre en l’autre, avant de revenir à sa saisie comme étranger. Relation des cœurs, coïncidence des corps et « ce manque surprenant / animal » (lettre XXIX). Le manque est toujours un choc parce qu’il dit que la relation n’est pas une coïncidence, il est le temps du poème, où s’élabore la parole amoureuse, parole de l’attente, parole du devenir historique du faire-corps, il est « ce que j’engage avec l’autre » ; notre liaison.
Au fil de ces deux fois 45 lettres, Catherine Peillon explore ce discours amoureux qui cherche à dire l’autre, à poursuivre la possibilité de la langue dans la relation sensible. Paru au mois de février, aux éditions Tango Girafe, le recueil est écrit en bilingue : français-français. Exercice singulier en ce que la langue de l’auteure, du moins ce « je » de l’énonciation, n’est pas traduit autrement que dans sa propre langue : il place d’emblée l’écriture, et ainsi la lecture, sous l’égide d’une différence de soi. Il oblige à considérer sa propre langue comme une langue de l’altérité ; ce qu’elle est toujours, sans pourtant être pensée ainsi. Car la langue de l’autre n’est-elle pas toujours une langue étrangère ? Et n’est-ce pas déjà là un premier geste d’hospitalité que celui qui fait le pas de se décentrer de sa langue-à-soi pour s’ouvrir et apprendre la langue de l’autre ?
« je voudrais que tu glisses chaque lettre
entre mes lèvres » (lettre 20)
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« vous faites glisser chaque signe
dans ma bouche » (lettre XX – traduction)
Cette langue appartient au territoire en partage, elle dit de l’amour la possibilité babélique en nous rappelant que l’amant est le plus bel étranger au seuil de qui nous sommes. Comment parler à l’amant ? Comment, dans la langue que l’on adresse à l’amant, réussir à mettre de soi et à laisser la place à l’autre ? Le lien à l’autre, et le dialogue du cœur — celui des corps y touche aussi, à sa manière, car l’un n’exclut pas l’autre, même dans l’absence des corps — est toujours un jeu de langue et de traduction. Ou, comme l’écrit Frédéric Boyer (Là où le cœur attend, P.O.L) : « Au fond, traduire l’autre c’est toujours se traduire avec et à travers l’autre. »
Traduire, c’est instaurer un dialogue et ouvrir la langue. Et puisqu’il est construit autour de cet exercice, il vise à énoncer un discours à l’autre. Pour cela, Catherine Peillon a joué avec les formes et les outils, en traduisant certains termes de ses propres textes, originaux, reproduits à gauche, dans d’autres langues, sans distinction, pour revenir au français. Pour malmener sa langue. Pirouette d’une traduction par le déplacement vers une tierce langue, pour mieux dédoubler le français et mesurer sa puissance d’écart. En cherchant le hasard de la langue autre pour mieux entamer la sienne, Catherine Peillon élabore, en regard, un discours amoureux complémentaire qui poursuit cette recherche du commun et rappelle ce cheminement étourdissant de la relation dans le travail de l’avènement d’une langue qui soit commune mais plurielle, qui permette d’appréhender dans la langue de l’autre sa (propre) différence.
« tu as du courage et tu as peur
je t’aime aussi pour ça » (lettre 21)
La relation amoureuse dit cette recherche d’une altérité à la fois comme soif de l’autre et comme dépassement de soi qui n’est pas une négation. L’écriture en témoigne, à l’endroit d’une espérance qui projette nos langues en commun. Barthes de nous rappeler qu’il faut « savoir que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu’elle est précisément là où tu n’es pas — c’est le commencement de l’écriture. »
« t’écrire
c’est explorer le paysage de ton corps
taillé dans l’obsidienne » (Lettre 15)
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« écrire l’image de votre corps
en sculptant des fragments de verre noir
volcanique » (Lettre XV – traduction)
(t’)écrire
c’est explorer le territoire en commun
cerné par la peau et le tremblement
à la jointure toujours neuve de la poursuite
étourdi(e) de l’autre
Catherine Peillon poursuit la recherche de l’onde de choc de la rencontre. Qu’est-ce que rencontrer quelqu’un ? Une puissance et un effondrement, un déplacement de soi, une déprise et un jaillissement, une attente et un trou, instinct et ancrage — ce que chantent ces lettres. Aucune supplique dans l’absence de l’autre dont il ne s’agirait même pas de lire les réponses, car c’est avant tout la possibilité d’une parole qui se joue ici, qui affleure l’absence et loue l’inestimable étrangeté de l’autre. Car l’autre, Xenos, est bien la figure de toute altérité, l’amour de cette différence soudainement immense en l’autre qui se fait promesse, mais d’une promesse qui est aussi rencontre de soi.
« je t’ai pris objet d’adoration
m’offrant sans retenue
pourtant je savais que t’aimer serait une longue quête
il fallait que je me perde
que je m’oublie
je me transforme
pour devenir moi-même » (lettre 2)
L’autre en nous ravissement, comme une déchirure. Ce qu’il démasque — lire l’autre dans sa plus nue vérité — comme déceler une reconnaissance. Dans le regard de Xenos, la lueur d’incendie, la vérité d’orage, l’enfant caché, et ce qui l’ancre dans un temps an-historique, au-delà du vacarme de la rencontre et qui pourtant inscrit la possibilité de cette relation dans le temps suivant.
« je suis
nous sommes
un livre d’histoire » (lettre 37)
//
« je suis
tu es
le récit de nos songes » (lettre XXXVII – traduction)
Qui croira qu’une rencontre qui se reconnaît dans un temps passé ne saura danser dans un temps futur ? Échos des regards, kairos déjà, prétexte mais ouverture, révélation du désir.
« Xenos
quand je t’ai rencontré
j’ai été assaillie
j’ai perdu pied sous le multiple
les souvenirs se bousculaient chaotiques
sans que je puisse dire
d’où ils venaient
s’ils étaient anciens ou à venir
s’ils étaient visions ou réminiscences
est-il possible que je me souvienne
de quelque chose
qui n’est pas encore advenu
quelle mémoire déchire
ajourée d’oublis
nous a fait cheminer à tâtons
et cette impression
de venir si loin
d’avoir marché si longtemps
en rond » (lettre 4)
Dire au cœur du discours en partage, du monologue offert, tendu dans la langue de l’autre, ce qu’il outre et révulse en nous, ce qu’il soulève et anime.
« qu’advient-il de ma léthargie
cette avidité de nous voir nouveau
pénétrant au cœur de la ville
animé par le manque
sentez l’énergie à travers moi
qui enflamme votre érection
qu’en votre présence
je suis au seuil
j’entre un peu ailleurs
me fais une petite place » (Lettre XI)
L’écriture est ici comme une « façon de casser ‘‘sa’’ langue », écrit Catherine Peillon dans sa postface, pour se défaire des images, mieux y revenir, « retrouver la puissance de l’expérience de la parole », offrir dans la nudité de soi la possibilité éblouissante du désir. Dans cette ruine que tu reconnais en moi, dans cette ruine que je reconnais en toi, Xenos, nos regards se continuent. Ouvrir, dans l’érotique de la langue, la possibilité de l’autre. Tu deviens et je deviens dans la rencontre la voix impérieuse, le risque de la langue ouverte dans sa chaleur humide et malléable ; cette liberté comme une « disposition à l’instant juste, au kairos, à cette intensité qui désigne ce moment où nous sommes vraiment vivants, entièrement », écrit Anne Dufourmantelle (Éloge du risque, Rivages). Et si le kairos occupe une place si singulière dans l’écriture de Catherine Peillon, c’est qu’il signale, dans la rencontre d’une langue de l’autre, la possibilité de l’évènement, la reconnaissance, dans cette présence de l’autre au seuil d’un nous, d’une vérité sensible. Il est la rencontre en ce que la rencontre surgit dans l’inattendu et y déploie son pouvoir de reconnaissance. Est là Xenos qui entame en moi la possibilité de l’altérité. Est là ce je qui lit en lui la faille et la force. Nos langues qui dansent en se découvrant dessaisies apprennent à dire le multiple en embrassant cette liberté :
kairos,
flux
« intertextualités.
Empilements.
Peut-être comme ma ville, Marseille ? »
dans le soleil de la langue de l’auteure en terre hospitalière.
« seuls les devins connaissent // le secret de ces liens », ce « savoir // ésotérique des nœuds »,
dans la chaleur de la rencontre. Ce qui embrasse, et attache, dans les mots d’Anne Dufourmantelle encore, « la chance, ou le destin », comme une « interprétation possible cette intensité de présence à autrui et à l’événement. » (Ibid.)
Rodolphe Perez
Catherine Peillon, Lettre à Xenos, éditions Tango Girafe, février 2023
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