Édito poétique. Aura-t-il été vraiment question de poésie ces derniers mois dans les médias ? Fallait-il déplorer les polémiques et se plaindre de celles et ceux qui ont consacré leur temps et leur énergie à défendre leur point de vue face à leurs détracteurs et contradicteurs ? Était-il seulement question d’idéologies, d’un face-à-face opposant représentant·es de ce que l’on nomme ultragauche d’un côté, et représentant·es de l’ultradroite de l’autre ? La scène poétique s’est-elle politisée, ou repolitisée ? La génération de poètes et de poétesses qui se produisent aujourd’hui lors de scènes ouvertes et de festivals et publient leurs textes sur les réseaux, ou dans des revues de création, ne renoue-t-elle avec celle de nos aîné·es, la génération des avant-gardes qui, dans les années 70, 80 et 90, performaient sur scène, publiaient revues ou fanzines, et exploraient dans leurs œuvres les possibilités sonores et visuelles de la poésie ? Sans laisser de côté la poésie hors du livre (j’y reviendrai dans de prochains épisodes), interrogeons-nous ici sur la place du poème qui semble avoir été abandonné là en plein champ de bataille.
Pour mener cette réflexion, je m’appuierai sur le texte de Jean-Christophe Bailly, « L’action solitaire du poème », publié dans l’ouvrage collectif « Toi aussi, tu as des armes ». Poésie & politique (La fabrique éditions, 2011). Bailly écrit : « Le poème, plutôt que comme un genre, il faudrait l’aborder, en tant qu’il perdure, comme une situation de langage et, singulièrement, comme la situation d’être au monde avec le langage sans rien d’autre que lui, sans ces embrayeurs que sont la narration ou l’argumentation, le dialogue ou l’adresse — c’est-à-dire dans l’absolu du langage, dans l’absolu de la possibilité du sens. C’est comme tel, sans assise, et pourtant posté entre ce rien désarmé et une volonté de dire entière, d’une étrange avidité, que le poème, comme l’eût dit Mallarmé, résulte » (p. 16). Et plus loin de préciser : « Cette situation de langage qui serait celle du poème, et qui le constituerait comme tel, c’est donc celle d’une exposition absolue du langage à lui-même, ce qui revient à dire aussi celle d’une disposition absolue du langage au monde […]. » (p. 17).
Débarrassé des oripeaux de la narration et du discours, le corps du poème (compris ici dans la théorie matérialiste du travail sur le langage qui est la mienne), — et ce dans sa nudité même —, retrouverait donc pleinement son potentiel subversif, sa véritable poéticité, renouant dès lors avec une possible action poétique directe par la seule force du langage. Car, ainsi que l’écrit Alain Badiou dans Que pense le poème ? (Nous, 2016), le poème « arrête la langue sur elle-même » (p. 15). Ce à quoi nous assistons, et participons, depuis quelques mois, n’est-ce pas un réarmement critique et poétique ? N’avons-nous pas, nous aussi, des armes, une série de contre-mesures poétiques, pour mener le combat ?
Dans Une femme morte n’écrit pas, Liliane Giraudon donne à voir sur la page l’état de délabrement du corps du poème (« le poème est une pensée impensable », écrit Badiou, op. cit., p. 65). En le décomposant, la poétesse dessine, plus qu’elle ne dit, l’absence de l’être aimé, la maladie, expose crument le corps du poème dégradé, à l’image de celui qui n’est plus et du corps souffrant de la poétesse (« comme le cancer le poème travaille », Une femme morte n’écrit pas, p. 60).
« du corps l’existence retombe
instantané du décollement
pensée morte spirale immobile
petit porte-malheur
comme passer par derrière
(caractère théâtrique)
l’inhabitable
autant écrire
l’imbitable
comme on le disait d’une fille trop laide
fabriquer oui du poème imbitable
pas plus de schéma
narratif
que comptable
l’intrigue sans » (Ibid., p. 46)
Ainsi que l’écrit si justement Jean-Philippe Cazier dans Diacritik : « Le texte est pris dans le devenir de sa propre disparition, de sa propre destruction. Il est lui-même, en lui-même, le processus de son anéantissement, une forme indissociable de sa propre déformation, comme un mourir là aussi à l’œuvre » [1]. Car, ajoute-t-il, « si le livre, le texte n’existent qu’en s’écroulant, ils existent justement en s’écroulant, malgré l’écroulement, lui résistant, ou encore dans l’écroulement, la disparition du texte, son déchirement étant la condition d’apparition et d’existence du texte (« retrouver le poème en le perdant »). » [1]
Cazier nous dit que « Liliane Giraudon retrouve l’espace mallarméen qu’elle ne cesse de développer et de radicaliser », et cette lecture me rappelle ce que Badiou écrivait à propos du poème mallarméen : « La syntaxe est, dans le poème, le pouvoir latent où le contraste de la présence et de la disparition (l’être comme néant) peut se présenter à l’intelligible » (op. cit., p. 75).
« la différence entre un os
dans ton assiette
et l’ossuaire
quelle est la position de la meute
entre guet-apens et monologue
seule & édentée (face à tous)
souvenir écran ou erreur de lecture
l’inconscient
une usine à l’arrêt
cette friture des énoncés
toi + lui dégagés (un tas de feuilles)
sur-vivante désormais » (Une femme morte n’écrit pas, p. 11)
Jean-Philippe Cazier encore, à propos du travail de mise en espace du texte : « La verticalité acquiert la même importance que l’horizontalité, cette dernière étant sans cesse perturbée, mise en crise comme l’est le sens, la linéarité de la phrase et du texte liée au sens. » [1]
« responsable de
chaque coup donné
je veux l’être
jusque dans la syntaxe » (Une femme morte n’écrit pas, p. 38)
Dans ce texte sublime, le travail d’écriture de l’illisible fait paradoxalement apparaître, dans son bégaiement, l’invisible. Là réside la poéticité radicale du poème giraudonien, sa beauté absolue.
Chaque nouveau livre de Sandra Moussempès [2] nous plonge dans un univers onirique délicieusement transgressif et inquiétant. Avec Fréquence Mulholland la poétesse poursuit son expérimentation d’une réécriture de l’image et d’une « écriture-fantôme », (pour reprendre l’expression d’Anne Malaprade [3]), faisant du poème le laboratoire de nouvelles expériences de poésie ectoplasmique.
« La vocation passe après la célérité
L’instant volatile
sa pugnacité à devenir poème
Je m’en fais redevance
Après relecture
Le poème sur une robe de velours
Glisse en bordure de texte
(-/-/-/) » (Fréquence Mulholland, p. 51)
La poétique résolument figurative et assertive de Sandra Moussempès (ses poèmes se composent le plus souvent d’énoncés qui sont autant d’assertions — une esthétique qui n’est pas sans rappeler, par certains aspects, les travaux d’Édouard Levé) confère au livre un statut d’installation textuelle, comme si le texte-image était la projection d’un poème déroulant sur la page-écran. L’autrice reconnaît d’ailleurs dans un entretien interroger « la potentialité cinématographique de l’écriture » [4].
« Si prose devient poème ou déraison
Ma tendance naturelle au mysticisme fait foi
Née d’une mère meurtrière
J’aurais voulu écrire
Sur les traumas de surbrillance
Rien ne pouvait être falsifié par un discours équilibré
J’aurais voulu tout dire
Mais dire ne fait pas le poème il en va de même
Avec la matérialisation d’une abstraction
La subtilité interdit toute déviation du sujet
non consenti
Finalement la bouche restera cousue pour les besoins
du script » (Fréquence Mulholland, p. 107)
Pour commencer ma critique de la remarquable anthologie personnelle d’Elke de Rijcke, Et puis, soudain, il carillonne, je reviens sur le questionnement de Léo Dekowski [5] à propos de l’utilisation récurrente de l’obèle (÷) après chaque poème. Ce signe ne figure pas dans les ouvrages « originaux » dont nous pouvons lire ici de longs extraits (tel est du moins le cas dans Juin sur Avril paru chez LansKine en 2021). Il s’agit donc d’un choix de l’autrice pour l’édition de son anthologie qui présente un aperçu de ses travaux poétiques sur une période de vingt ans.
En paléographie, l’obèle est utilisé pour signaler un passage interpolé dans un manuscrit ancien, c’est-à-dire des mots ou des phrases introduits par erreur (ou par fraude) dans un texte original (par un copiste peu scrupuleux par exemple). Léo Dekowski y voit quant à lui un recours en lien avec son usage mathématique (÷ étant également le signe de la division), évoquant ainsi un « fractionnement de l’expérience du réel ». Pour ma part, je pense que la poétesse joue pleinement de la polysémie du signe qui serait ici pris à la fois comme marqueur d’une transformation, — par soustraction —, des textes originaux, mais également comme signe de tension du texte vers une forme d’abstraction linguistique.
« ici, c’est de juin l’aujourd’hui,
par thoracique intermittence,
résistant,
qui ne veut plus attendre ce dont il s’agit aujourd’hui. » (Et puis, soudain, il carillonne, p. 162)
La beauté souvent saisissante des poèmes d’Elke de Rijcke naît de ce magnifique travail du langage tendu vers une forme abstraite quasiment pure. La poétesse explore ainsi les ressources de la surface de la page et la plasticité du langage en étalant la matière-texte comme elle le ferait avec de la peinture sur une toile, jouant également de la typographie (notamment les capitales) pour introduire des ruptures visuelles comme autant de déflagrations à la manière de l’action painting.
« dans la chambre tête se disperse qui touche la lampe, l’écran, brise la vitre.
NE DIGÈRE AUCUNEMENT QUI LA DÉCOLORE.
Je me tiens tout droit dans un état de plus en plus défait.
voici mon esprit : il regarde son vidange, voit le disperser :
un couler où il coule,
vague qui le lèche SANS VISAGE, monte un nez en lui
SANS ODORAT, montent deux yeux, morts et déplantés,
comme SANS MAINS, naissent en lui, une vitre et un écran. » (Ibid., p. 43)
Saluons les éditions Bouclard qui ont eu l’excellente idée de rééditer en France deux titres de la poétesse Maude Veilleux, initialement publiés aux éditions de L’Écrou (maison d’édition québécoise qui a hélas cessé ses activités en 2021), Une sorte de lumière spéciale et Last Call les murènes dont voici un premier extrait :
« checkez-moi maude vv
deux v
poète pas tight pantoute
3h40 du matin en beauce
j’écoute radio-can sur la télé
le channel de venus angel sur mon ordinateur
et je me magasine des followers sur instagram
me garder occupée pour chasser les fantômes
Hier, j’ai trouvé un boutte de papier collant dans mon vagin
le flow est un état mental que les anxieux ne vivent pas full
je ne suis plus autant déprimée qu’avant noël
lorsque je pesais 112 livres
mais engraisser me fait capoter
dites-moi
mon vagin est-il lousse ? » (p. 55)
L’esthétique du laid à l’œuvre chez Maude Veilleux est une anti-poétique : la poétesse s’en prend lexicalement et syntaxiquement à la « belle poésie » (« la poésie qui sait idiotement ce que la poésie est, la poésie vers-libriste réflexe, la poésie prose découpée, la poésie qui ‘‘accepte’’ la communauté sémantique », comme l’écrit Christian Prigent dans La Langue et ses monstres, paru chez P.O.L) en produisant un poème volontairement mécrit, non-poétique, non pas en enlaidissant la langue (ce qui relèverait d’une parodie imbécile) mais en effectuant un travail de brutification du langage.
« en vérité, je ne sais pas combien t’en as fourré des filles
je m’en crisse
je veux juste que tu me fourres
encore
une fois de temps en temps
que tu me regardes les choses
les trous, les lumières, le temps
la force, la peau, les jupes, les mains, les yeux
que tu me le fasses à moi
encore » (Last Call les murènes, p. 49)
Dans Last Call les murènes il n’est pas question d’aube, ni d’étoile ou d’infini mais de char, de morve et de porno. Écrire, disait Bernard Noël, combine « une impuissance à dire et une volonté exaspérée de dire » [6]. Je dirai plutôt à propos de l’écriture de Maude Veilleux : une volonté désespérée de dire.
« checkez-moi maude vv
deux v
un vagin pas tight
beaux cheveux
belles lunettes
pas tight
je lis et je relis ce poème
sur mon entrejambe et la beauce
une maison en clabord rose sale comme une tache de sexe
mon poème est confus, je sais
les tiroirs de mon père aussi
collection de paquets de cigarettes, catalogues sears
lighter en forme de fusil, mèche de drill
mitaine de four, bouteille de tylenol » (Last Call les murènes, pp. 55-56)
Le poème de Maude Veilleux (on peut considérer Last Call les murènes comme un seul poème en 56 parties), est certes narratif (« je voudrais que ma vie soit narrée en continue / pour exister quelque part d’autre que dans ma tête / je me fatigue d’écrire » p. 70), mais la critique qui a tendance à insister à son endroit sur l’oralité de son style passe à côté de l’essentiel, à savoir, non pas la parole de l’autrice, mais le dire. L’aspect oral, sans être anecdotique (avec tout ce qu’il implique d’autobiographique — et la poésie de Maude Veilleux est évidemment une poésie située), n’est finalement qu’assez superficiel dans l’anti-poétique de l’autrice.
Ce qui met en action la gestuelle scripturale tourmentée et caractérise fondamentalement l’esthétique de la poétesse, c’est cette impuissance à dire adossée à sa volonté désespérée de dire (« j’ai craché dans tes souliers / j’ai vraiment craché dans tes souliers / pas d’image, pas de métaphore, là / j’ai vraiment craché dans tes souliers » p. 29).
Dire ce que l’on ne peut pas dire fait basculer le texte dans l’anti-poème, version trans-formée du corps poétique. L’anti-poème de Maude Veilleux est beau, justement, de cette transmutation désespérée dans laquelle nulle beauté ne saurait advenir.
« checkez-moi maude vv
deux v
poète pas tight pantoute
pas tight du vag
pas tight de la tête
je suis encore là à parler de la beauce
maudite beauce
il faut comprendre qu’en en revient peut-être pas
que ça m’écœure tellement que je m’en sortirai jamais
j’essaie d’en faire une expérience
du monde qui en vaut la peine
parce que si je n’étais pas ça je serais quoi
une autre fille de la rive-nord
dans une maison swell swell
où aucun enfant ne mange des cadavres de mouches
checkez-moi maude veilleux veilleux
deux v
poète pas tight pantoute » (Last Call les murènes, p. 56)
« Toute œuvre de forme nouvelle fonctionne comme une machine de guerre. Son sens est de démolir les formes vieillies et les règles et conventions. Tout travail littéraire important est au moment de sa production comme un Cheval de Troie, toujours il s’effectue en territoire hostile dans lequel il apparaît étrange, inassimilable, non conforme. »
Ces mots sont de Monique Wittig [7]. J’invoque Wittig pour parler de Rim Battal [8] pour deux raisons. D’une part, parce que x et excès, sous son emballage faussement clinquant, est certainement le texte le plus offensif de Rim Battal. D’autre part, Wittig aborde dans son essai l’espace où se fabriquent les livres, espace qu’elle nomme « chantier littéraire », expliquant que la critique littéraire s’en tient toujours à l’après (c’est-à-dire au livre fini) et non à l’avant, alors que pour Wittig l’écrivain·e travaille toujours dans l’avant. Or, Rim Battal fait partie d’une génération de poètes et de poétesses qui ont, d’une certaine manière, rendu obsolète cette double notion temporelle d’avant et d’après : iels partagent sur les réseaux des poèmes qui figureront (ou non) dans un livre, les lisent (avant toute publication) lors de scènes ouvertes ou dans des festivals, et les adaptent après parution pour des performances scéniques. Ainsi, le livre n’est qu’un médium parmi d’autres et seule une vision de l’ensemble permet de cerner pleinement ce qui fait véritablement œuvre. C’est probablement de là que vient un certain malentendu qui entoure parfois la réception du travail artistique de Rim Battal. Une certaine résistance se fait sentir du côté des tenant·es d’une poésie essentiellement textualiste et texto-centrée, tandis que Rim Battal, à la suite des avant-gardes, a remis le corps, la scène et la technique au centre de son chantier poétique.
La poétesse utilise à la fois les mêmes médiums que celles et ceux qui pratiquent une poésie purement expérimentale, mais aussi les outils commerciaux grand public pour transmettre son travail. L’œuvre de la poétesse ne saurait donc être correctement perçue si l’on n’admet pas préalablement que sa démarche poétique peut mettre parfois quasiment sur un même plan un livre, une performance scénique, un post ou un reel sur Instagram. Pour juger de x et excès, il faut donc inclure ce livre dans la démarche transmédiatique de la poétesse pour en percevoir l’essence poétique, consubstantielle à son intermédialité [9].
« Elles s’appellent Jenny, Violetta, Stoya
elles sont floues ;
on ne voit que leur viande
c’est un défi, disent-elles
la liberté totale, dit lui
puis allongez-vous, rapprochez-vous, embrassez-vous
caresse son ça,
caresse son ci,
elles ont des corps de tous les jours, des corps dociles,
reconnaissables parmi mille, des corps à modeler
des corps de vacances en Tunisie avec Thomas Cook
la caresse est rose
le téton est rose
les ongles fauves
elles le sucent à tour de rôle, elles ne se le disputent pas :
elles ont à manger tous les jours de ce pain
son sexe est un sexe de tous les jours, un sexe de super-
marché, sous le jean,
derrière le chariot
un sexe de courir chercher le gamin à la maternelle
un sexe métropolitain » (x et excès, pp. 9-10)
En quoi l’œuvre en cours de Rim Battal (incluant donc x et excès) est-elle politique ? La poésie est pour Rim Battal le lieu safe où peuvent se réinventer les conditions d’une interlocution non dégradée à l’avance par les préjugés sociaux. Vision idéaliste, certes, tout autant qu’idéologique, mais à partir de laquelle se sont constitués des lieux et des événements, bien réels ceux-là, où la parole a pu être proférée dans un environnement où elle devenait à nouveau audible.
Dès ses premiers livres, publiés chez LansKine, Rim Battal s’est revendiquée d’une poésie démythifiée, en prise directe avec le réel. En parallèle de poétesses telles que Lisette Lombé, A.C. Hello ou Stéphanie Vovor, qui performent une poésie frontale et militante, toute dans l’énergie de la profération (une poésie qui se performe autant sur scène que dans des bars), l’autrice de x et excès réinvente quant à elle le poème d’action directe, renouant ainsi avec l’art poétique d’Audre Lorde avec laquelle elle partage une même esthétique de l’identité narrative.
La poétique de Rim Battal est celle d’un réel imparfait, d’un mécontentement et d’un manque. Je n’invoquerai pas Lacan à ce propos mais Anne-Marie Albiach : « il y a peut-être un corps sacrifié dans l’écriture » [10]. Rim Battal écrit : « je mange les images / je suce l’icône / je mange l’actrice » (x et excès,pp. 15-16). Mon hypothèse critique : que le corps du poème et le corps de la poétesse ne fassent qu’un (« j’aime plus que tout / ce que je nous prédis dans le miroir / le miroir qui est poème » p. 103). Que l’on pense au corps, en tant que média, de Rim Battal lors de ses performances, lui-même remédiatisé par l’image postée sur les réseaux : ces « usages exponentiels d’extensions médiées » [11] ne renvoient-ils pas à celui des corps féminins exploités dans la pornographie tel que le décrit la poétesse dans x et excès ? Ainsi, ce « corps sacrifié dans l’écriture » pourrait être autant celui du poème, que celui de la poétesse, ou ceux des actrices X évoquées dans le livre.
L’utilisation du matériau pornographique est à l’évidence le signe fort d’une volonté de ne pas rester aveugle à sa charge d’idéologie. La poétique de Rim Battal rejoint ce que Wittig écrit dans son Chantier littéraire : « même les catégories abstraites et philosophiques agissent sur le réel en tant que social. Le langage projette des faisceaux de réalité sur le corps social. […] Car il y a une plastie du langage sur le réel » (p. 133). Pour Rim Battal, comme pour Stéphanie Vovor, Sara Mychkine, Lisette Lombé ou encore Gorge Bataille, qui prônent une infiltration de la poéticité dans la parole commune (« ceci est ma bouche : elle te dit nous dit », x et excès, p. 71), la poésie a une action concrète sur l’imaginaire collectif. En cela, Rim Battal est une poétesse éminemment matérialiste dont l’art poétique transcende la poésie bourgeoise perpétuée autant par les institutions que par le milieu éditorial. Dès lors, x et excès est à considérer selon sa position première, à savoir une position contre-culturelle offensive. Un poème armé. Un Cheval de Troie.
Liliane Giraudon, Une femme morte n’écrit pas, les Presses du réel, collection Al Dante, mai 2023
Sandra Moussempès, Fréquence Mulholland, éditions MF, coll. Inventions, septembre 2023
Elke de Rijcke, Et puis, soudain, il carillonne, LansKine, octobre 2023
Maude Veilleux, Last Call les murènes, Bouclard, coll. 109, janvier 2024
Rim Battal, x et excès, Le Castor Astral, février 2024
[1] https://diacritik.com/2023/06/29/liliane-giraudon-lamour-a-mort-une-femme-morte-necrit-pas/
[2] À lire dans Les Imposteurs, ma critique de Cassandre à bout portant : https://lesimposteurs.blog/2021/03/12/cassandre-a-bout-portant-de-sandra-moussempes/
[3] https://www.poesibao.fr/sandra-moussempes-frequence-mulholland-lu-par-anne-malaprade/
[4] https://diacritik.com/2023/09/21/sandra-moussempes-mes-livres-sont-aussi-des-objets-politiques-et-feministes-frequence-mulholland/ Je signale également la participation de Sandra Moussempès (ainsi que celle de Liliane Giraudon, aux côtés de Stéphane Bouquet, Vincent Broqua, Suzanne Doppelt et Muriel Pic) au dossier « Poésie & cinéma » publié dans le numéro 803 des Cahiers du cinéma (novembre 2023).
[6] Cité par Christian Prigent, La Langue et ses monstres, P.O.L, 2014, p. 280.
[7] Le Chantier littéraire, Presses universitaires de Lyon, 2010, pp. 73-74.
[8] À lire dans Les Imposteurs, mon entretien avec Rim Battal publié en deux parties : https://lesimposteurs.blog/2020/11/26/entretien-avec-rim-battal-premiere-partie/ et https://lesimposteurs.blog/2020/11/27/entretien-avec-rim-battal-deuxieme-partie/ ; ainsi que ma critique des Quatrains de l’all inclusive : https://lesimposteurs.blog/2021/02/10/les-quatrains-de-lall-inclusive-de-rim-battal/
[9] Je suis extrêmement redevable pour ma critique à Magali Nachtergael dont l’ouvrage remarquable, Poet Against The Machine (le mot et le reste, 2020), m’a apporté des éléments essentiels.
[10] Anne-Marie Albiach l’exact réel, Jean Daive, Éric Pesty éditeur, 2006, pp. 24-25.
[11] L’expression est empruntée à Bernadette Wegenstein, citée par Magali Nachtergael dans Poet Against The Machine, op. cit., p. 59.
Une réflexion sur “Contre-mesures [#9]”