Après son superbe JERK [1] (L’Arbre de Diane, 2022), Maud Joiret revient avec ce merveilleux Marées vaches publié dans la collection poche du Castor Astral [2], en passe de devenir une collection de référence pour ce qui est de la scène poétique actuelle que la poétesse belge incarne parfaitement, tant son travail, de par son syncrétisme formel, parvient à réunir les composantes poétiques éparses disséminées ici et là dans les esthétiques de nos consœurs et confrères.
« Les bouches sont sèches
Les salives phatiques.
zéro
Ressac
la mélodie malade
comble
bruits vides cliquetis portables téléphones
zéro
absorbe
paroles au sang tiède
mots selfies
odorants
zéro
Je m’absente de la surface vertigineuse des échanges
— dystopiques. » (p. 30)
En prise directe avec notre extrême contemporain, l’autrice évite néanmoins l’écueil de la prise de parole pour la prise de parole sans expérimentation formelle. Son écriture n’est en effet nullement marquée par une volonté trop affirmée de dire quelque chose de l’état du monde ou d’elle-même. Sa poétique (et c’est précisément en cela que nous pouvons à son endroit parler de poétique) se situe très exactement dans l’écart entre elle et elle-même : au centre, le poème-miroir, et l’instance symbolique qui n’est autre que le langage lui-même.
« gueule à manger
manger de la gueule
si la salive atteint
le téton titane
une explosion fait quinze morts
dans les futurs proches » (p. 119)
C’est précisément parce que le poème amoureux joiretien ne cherche pas à dire l’état du monde qu’il en est, paradoxalement, le reflet le plus fidèle : l’écriture elle-même, qui semble résulter d’une implosion du langage, travaillé dans sa matérialité la plus crue, n’est-elle pas sa plus sidérante contre-projection ?
« l’appétit prend encore
les fantasmes pour de la viande
crue
le dedans au dehors commence
sa route d’incertitude » (p. 113)
Dans l’œuvre de Maud Joiret, le moi multiple se recombine dans l’imaginaire (« je suis là pour devenir ensemble cette idée / discutable de la verticalité » p. 151) — au double sens d’image et de leurre —, sur fond de manque. Le langage (la dimension symbolique) est ce qui vient combler ce manque originel qui troue l’écriture hypersexualisée de la poétesse.
« merci pour ce miracle
te bander
se conjugue à toutes les personnes
dans un présent perpétuel » (p. 127)
Le réel resterait donc ce manque-à-être qui résiste à toute symbolisation et se tient hors de portée du dire (« ça n’existe pas / l’éjaculation idiote / du poème » p. 126). C’est pour cette raison que la poétesse ne le représente pas en tentant de le faire advenir dans le langage. Maud Joiret commet précisément l’inverse : elle fait advenir le langage dans le réel. En ce sens, ses performances (je pense notamment à Gober tout [3]) sont la monstration d’une poétique totalisante qui ne serait non pas celle du parler-à mais celle du parler-le, — l’énonciation de la chose énoncée en soi.
« de ton corps surtout
c’est la vie qui se lèche
en lente sidération » (p. 109)
(Images extraites de la vidéo de la performance Gober tout — DR)
Poème amoureux disais-je, et plus encore écriture désirante. Si la tentation d’une sorte d’onanisme scriptural n’est jamais très loin chez Maud Joiret, la poétesse parvient toujours à ouvrir le poème en une demande adressée à un·e autre, — demande d’amour donc, l’autre étant investi·e de cette même puissance imaginaire que lui confère la profération de son absence dans le poème (« de mémoire floue il reste / ta date d’anniversaire percée / au clitoris d’une fuite » p. 120), à savoir celle de posséder l’objet toujours manquant.
« nail-art boucher du poème assoiffé d’altitudes,
de profondeurs il y a un autre côté à tout
les façades le cérémonisent
avec quel style creuser
ce qui n’a pas de fin » (p. 162)
Dans Marées vaches nous lisons le passage de la demande au désir, de l’imaginaire au symbolique : l’avènement d’une grande poétesse-prêtresse à travers (l’absence de) l’autre, dans le manque même, par et dans le langage poétique, bouleversant de singularité. Sublime, férocement sublime.
Maud Joiret, Marées vaches, Le Castor Astral, coll. « Poche / Poésie », octobre 2023
[1] À lire dans Les Imposteurs ma critique de JERK : https://lesimposteurs.blog/2023/02/08/contre-mesures-4/
[2] Je renvoie les lecteur·ices au bel article de Louise Van Brabant à lire dans Le Carnet et les Instants : https://le-carnet-et-les-instants.net/2023/10/18/joiret-marees-vaches/
[3] La performance de sortie de résidence de Maud Joiret (avec les artistes Catherine Bélanger et Alexandre Berthier), donnée le 12 décembre 2023 au Québec, est à voir ici : https://productionsrhizome.org/accueil/sortie-de-residence-de-lautrice-maud-joiret