« Je me demande s’il faut que je dise je, que je fasse que cette petite fille soit en même temps moi qui ai aujourd’hui quarante-quatre ans. Peut-être que je peux dire elle, la petite fille. Je ne sais pas ce qui est mieux pour vous. C’est peut-être plus réaliste que je dise elle. » (p. 61)
En quatre phrases, Neige Sinno dit ce qu’est son Triste tigre : une interrogation sur l’énonciation, le choix du présent pour dire (le temps verbal et la valeur déictique de l’adverbe maintenant) et l’affirmation d’une adresse à une lectrice et à un lecteur.
Violée par son beau-père jusqu’à l’adolescence dès l’âge de sept ans, l’autrice écrit « à partir de cette haine » (p. 182). Neige Sinno situe les faits, désigne les lieux. Mais puisque l’écriture est, fondamentalement, une absence de lieu, l’écrivaine peut alors re-prendre la parole. L’enfant (infans signifie proprement « qui ne parle pas ») qu’elle était ne le pouvait pas, mais la femme qu’elle est aujourd’hui le peut.
Cette prise de parole ne se fait pas sans un questionnement du langage qui est l’une des grandes forces de ce texte (« Cette énonciation qui bute sur l’impossibilité de la langue à circonscrire ce qui est, n’est-ce pas une façon de travailler le langage en son cœur ? » p. 259). En premier lieu, parce que le langage a été utilisé par son agresseur contre elle : « Il avait essayé d’exercer sa domination sur nous à travers le langage » (p. 77) ; « mon beau-père m’a fait connaître la duplicité du langage et du silence » (pp. 181-182).
Ensuite, parce que l’autrice ne gomme pas ses doutes quant à la possibilité de représenter dans le langage ce qu’elle a vécu. C’est d’ailleurs son questionnement qui structure entièrement son livre et non la chronologie des faits ni les faits eux-mêmes. Une manière pour elle de bien montrer que ce ne sont pas les viols, ni son violeur, qui déterminent l’écriture de ce livre, mais que c’est bien elle qui en est l’autrice.
Car Triste tigre a une écriture. Et, paradoxalement, c’est parce que l’autrice considère que son livre ne relève pas (ou pas complètement) du champ littéraire, qu’il s’y inscrit pleinement.
Lorsque Neige Sinno écrit que « puisqu’il s’agit d’un témoignage, pas de grande littérature, ce n’est pas la peine que ce soit trop poli, ça donnerait la sensation d’une construction, ça irait à l’encontre de la sincérité » (p. 52), on pourrait penser à ce que disait Karl Ove Knausgård à propos de sa série de romans autobiographiques intitulée Min kamp, — l’écriture de cette série romanesque ayant libéré Knausgård du poids de la littérature.
Cependant, à la différence de l’œuvre de l’écrivain norvégien, Triste tigre va bien au-delà de la seule « honnêteté radicale » relevée par la presse à son endroit [1]. Ce livre ne cesse de se questionner lui-même et d’interroger ses lecteur·ices : « Vous l’aurez compris si vous êtes arrivés jusqu’ici dans la lecture, le héros de ce livre n’est donc pas le violeur. Comment écrire à sa place ? » (p. 267)
Quand Neige Sinno écrit « J’espère que l’apparition du mot pipe dans ces lignes ne vous choque pas » (p. 169), elle rappelle la situation d’énonciation pour mieux bousculer les lecteur·ices en créant un effet de distanciation (Verfremdungseffekt) ; car ce serait une erreur d’éthique, selon elle, que de « se servir du malheur, de la torture, de l’abject, pour produire un objet esthétiquement valable » (p. 253).
Ce questionnement sur la fonction poétique du langage dans son texte est essentiel : l’écrivaine définit ici une distinction entre ce travers que représente l’esthétisation de la langue en littérature et la possibilité d’une véritable esthétique de la laideur [2].
Écrire l’abjection ne peut se faire qu’en la regardant en face, et la mention de Méduse dans le texte (pp. 231-232) est assez significative à cet égard. Pour la regarder sans être pétrifié·e, il faut user d’un stratagème. Ce stratagème, c’est le langage. Le langage va nous permettre, à nous lecteur·ices, de voir l’horreur. Et si Triste tigre n’est pas seulement un témoignage, c’est parce que dans ce livre l’écrivaine donne à voir à la fois l’horreur elle-même mais également, — et c’est en cela que son texte est proprement poétique — l’horreur du langage.
Pour voir le langage, il faut l’amener à se montrer, à le faire sortir de sa cage. D’où le recours aux déictiques pour rappeler la situation d’énonciation, comme une sorte d’envers du décor du langage, ainsi que nous pouvons le remarquer dans ces quelques exemples : « pour l’instant, puisque j’ai la parole, puisqu’on me l’a donnée ou parce que je l’ai prise, j’irai jusqu’au bout. » (p. 67) ; « Je relis le paragraphe précédent et j’ai l’impression qu’il peut être lu avec un ton sarcastique. » (p. 65) ; « Revoilà le petit ton bravache qui émerge de temps en temps. Comme si c’était la faute du lecteur tout ça, le fait que j’écrive ce livre. » (p. 94).
Arrêtons-nous sur cette locution adverbiale, pour l’instant. Sa valeur déictique permet d’opérer un changement de temporalité dans le récit, de modifier le temps de l’énonciation et celui de ce qui est énoncé. L’écriture n’est effectivement pas pour Neige Sinno une thérapie [3], mais elle permet de mettre en action un double procès, celui de la récitante et celui du récité, en replaçant le je en sujet du verbe et le moi en tête d’un énoncé. Si grammaticalement le sujet ne subit plus l’action, alors dans le langage, au-delà du beau et du laid, l’autrice n’est, maintenant, plus une victime.
« Je trouve intéressante l’utilisation de la forme passive, dont le sens résonne en moi de manière profonde. Au-delà d’une construction grammaticale qui fait de la victime l’objet d’une action commise par un sujet (le violeur) comme dans la phrase mon beau-père m’a violée, cette forme j’ai été violée met l’accent sur l’action subie plus que sur le responsable de cette action. En même temps dans cette phrase, le sujet c’est moi. Le violeur disparaît même de l’énoncé. » (p. 182)
Le livre, essentiellement écrit au présent, instaure une nouvelle temporalité qui n’est pas celle du violeur, ni celle des faits relatés, mais la temporalité de celle qui raconte, la récitante, qui va contraindre le triste tigre à sortir de la cage du souvenir traumatique.
L’autrice ramène la matière noire du trauma dans le présent de l’énonciation, un temps où elle devient celle qui peut agir, elle seule, annihilant ainsi pour le violeur, par le langage, toute possibilité de domination : une castration linguistique [4].
Avec son brillant Triste tigre, Neige Sinno redonne au langage tout son pouvoir poétique et à la littérature son sens véritable.
Neige Sinno, Triste tigre, P.O.L, août 2023
[1] Raphaëlle Leyris, Le Monde, 7 septembre 2023.
[2] Dans un entretien accordé à Marie Richeux sur France Culture, Liliane Giraudon parle de l’esthétisation de la langue en poésie : « Je trouve qu’il y a une idée un peu trop esthétisante du poème dans la tradition de la poésie française et j’ai toujours eu envie de salir cette propreté, cette langue et cette esthétisation de la langue. » https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/liliane-giraudon-sans-memoire-il-n-y-a-pas-d-art-8885090
[3] « Je ne crois pas à l’écriture comme thérapie. Et si ça existait, l’idée de me soigner par le livre me dégoûte. » (p. 97).
[4] Je mentionne ici un article de Freud qui ravira les amateurs et amatrices de psychanalyse, « La tête de Méduse » (Das Medusenhaupt, 1922), traduit de l’allemand par Jean Laplanche, in Résultats, idées, problèmes, tome II, PUF, 1985. Freud y écrit notamment : « Décapiter = castrer ».
Une réflexion sur “Triste tigre de Neige Sinno”