Contre-mesures [#8]

« Il y a beaucoup de choses qu’on n’aura pas dites. De cela aussi on accepte d’être lentement séparés, de la possibilité même de dire, de reprendre la phrase, de l’achever plus tard. » (p. 108)

« Je suis toujours à l’intérieur.

Depuis ce jour-là, depuis que cela est arrivé, je suis toujours à l’intérieur, à l’intérieur de la catastrophe, à l’intérieur de ses zébrures, de ses glissements, de ses cascades de bruit, de ses fragments hurlants, de sa poussière qui reste dans la bouche, qui s’infiltre partout, de ses secousses même les plus infimes […].

[…]

Tout à l’air recouvert de blanc, d’un blanc-gris inerte.

Les extérieurs et les intérieurs sont blancs.

Je suis blanche même à l’intérieur.

Je suis blanche à l’intérieur de sa nature blanche, de sa matière blanche, de ses projectiles blancs, de son air blanc, de son ciel blanc et de sa circularité blanche. » (pp. 73-74)

« Comment une forme entre-t-elle dans une disposition monstrueuse ?

Elle commence par ‘‘inquiéter’’. Elle donne l’impression de se dérober au sein de sa propre apparence. Son existence se formule peu à peu comme une question. Plus on la considère, plus on approfondit son étrangeté. On en vient à la trouver illégitime au regard de l’existence. » (p. 87)

« Presque rien d’un visage, pas vraiment de bouche, à peine d’yeux, noyé de blanc, une carnation nous envisage, ces autres emportés sous ma sueur, lavés près des arbres, de l’habitude, je les lâche d’entre mes mots qui les gardaient précautionneusement — reste la poudre jaune sur moi, celle des papillons qui se sont un peu abîmés à nos paumes. Les bouleaux pèlent et je souris dans la clairière.

sans les embruns du devoir,

sais lire la signature des oiseaux

et entendre les rouges-gorges passer hors-champ

                qui ne savent pas dire la sève,

ils écrivent leur chant dans mon dos en marge des arbres

l’usage s’est abîmé là, au souffle arrêté, sans image, » (pp. 104-105)

« J’ai créé Mona. Car je ne sais plus faire tenir mes vies. Je ne sais pas qui elle est, mais j’ai besoin d’entendre ce qu’elle dit, anxieuse, aussi sourde à ma présence soit-elle. Elle parle à un autre, à plusieurs autres. J’ai foi en le sublime délirant des phrases. En l’écriture. Mona peut cela. » (p. 15)

« La langue de l’anorexique dévoile l’impasse devant laquelle se trouve le sujet : l’acte de manger est soumis à des contraintes organiques et idéologiques, issues du pouvoir symbolique médical et parental. Ainsi, dans l’anorexie, le sujet aspire en quelque sorte à s’affranchir du pouvoir, à retrouver une indépendance et une autonomie. À s’engendrer lui-même, pour lui-même. À prendre contrôle jusqu’aux paramètres de sa douleur. » (p. 79)

« Mona ne parle pas de l’anorexie, mais à partir de l’anorexie. C’est un passage du clinique à la langue, celle du retrait — celle d’une poétique du disparaître. […] La teneur féministe d’une telle démarche réside dans la prise de parole depuis un corps en souffrance. Le sujet existe quand il devient énonciateur et qu’il refuse d’être parlé par d’autres. » (p. 87)

« Un texte est une surface dure et résistante les yeux se cognent dessus. C’est tout. La feuille du texte adhère à la table et la table adhère à la feuille. Le texte est collé à la table c’est une surface dure c’est tout. » (p. 15)

« Le poème n’est pas encore écrit, je peux cependant dire qu’il existe. Ce que nous ne voyons pas existe. Les poèmes sont là pour enregistrer les effets des choses invisibles. Les fantômes sont des proto-poèmes c’est pourquoi ils déambulent dans la tête de toutes les têtes sous formes de clichés. » (p. 98)

« Donc disons que ce corps était très très lent d’une part et d’autre part sans orthographe. Je veux dire que je ne parlais pas de manière articulée et selon la philosophie mais avec une petite grammaire bruitiste. » (p. 37)

« Accroche ton cœur avec les deux cailloux que mon espoir t’a laissés et j’en ferai un poème cardiaque et musculaire que les étoiles fixes et mobiles mangeront.

Car il a écrit étoile fixe dans un poème dont je te raconte la fin et dont je suis l’invention. » (pp. 63-64)

« Nous avançons des hypothèses et des hypothèses sur notre existence spécifique de personnages poétiques. Et c’est pourquoi nous projetons des formes que nous sommes et que nous ne sommes pas. Nous allons aussi dans ce que nous ne sommes pas, car ce n’est pas un problème c’est une expérience. » (p. 102)

« J’antithéorise la chute du ciel, j’antithéorise mon moi parlant, j’antithéorise l’infrarelativité du rebond de toutes choses sur terre, j’antithéorise la fin et le commencement et l’éternel commencement de la fin. Puisque tu joues seule dans cet espace qui est une pièce. Qui n’est pas une pièce. Qui est. Je ne sais pas. Un volume. Oui, un volume sans contour. Puisque jouant seule et parlant seule dans ce volume sans contour, j’antithérise pour toi, j’antithéorise pour nous. » (p. 111)



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