Entretien avec Suzanne Doppelt

Autoportrait © Suzanne Doppelt

L’exposition que devient une image dans un champ électrique, que le Centre international de la poésie de Marseille consacre à Suzanne Doppelt, est un redéploiement de ses photographies hors de ses livres, un réagencement documenté à l’échelle d’un lieu, un dispositif pour redécouvrir et explorer la fabrique singulière d’images liée à l’écriture poétique de cette autrice dont les livres ont paru essentiellement aux éditions P.O.L.

Suzanne Doppelt a codirigé avec Pierre Alferi la revue Détail et a fait partie du comité de rédaction de la revue Vacarme. Ses photographies ont été exposées notamment au Centre Pompidou, à l’Institut français de Naples, à l’ENS Lyon, au musée du Louvre, à NYU, à Brown University.

À l’occasion de cette exposition, qui s’inscrit dans le cycle de rencontres lié au 40ème anniversaire des éditions P.O.L, nous revenons avec Suzanne Doppelt sur son œuvre.

En redéployant vos photographies hors des livres, l’exposition que devient une image dans un champ électrique incite à la fois à une relecture de votre œuvre ainsi qu’à sa mise en perspective chronologique depuis TOTEM (P.O.L, 2002) jusqu’à Et tout soudain en rien (P.O.L, 2022). Vous qui ne cessez de vous poser la question double de savoir comment on voit, qu’est-ce que l’on voit, et « quelle est cette incertitude qui habite toute image », pour reprendre vos propos [1], est-ce que la préparation de cette exposition vous a permis de voir, ou d’entrevoir, certaines lignes dans votre propre travail de fabrique d’images, en lien avec l’écriture poétique, que vous n’aviez pas encore perçues jusqu’à présent ?

Ce qui m’est apparu sans doute plus que d’habitude encore c’est la rémanence, la répétition de certains motifs, des variations certes, des glissements et des pas de côté, mais des lignes obsessionnelles, rhizomatiques, sans début ni fin (pour le moment). Des lignes qui bifurquent à la poursuite d’une chose que je tente de déplier, replier, de traverser, d’infiltrer une fois que j’ai décidé de m’en saisir. À plusieurs reprises on m’a dit que mes livres étaient chacun comme le chapitre d’un seul en cours, pourquoi pas. Je répète volontiers, car j’aime ça particulièrement et que c’est ainsi que cela m’apparait, qu’il s’agit d’une sorte d’enquête en cours qui ne renvoie qu’à elle-même, une enquête irrésolue bien sûr, par le texte et par l’image, qui pourrait donc durer indéfiniment, en suspens comme le sont toutes celles qui m’ont fascinée, Cosmos de Gombrowicz avec son théâtre saturé de signes, Blow up d’Antonioni où l’enquête inaboutie se fait à la fois dans le parc et dans l’image photographique. 

Cette exposition est un très petit miroir de l’univers, du mien, de celui qui m’enchante et m’attrape. Et le miroir est souvent un piège pour l’œil. Une de mes premières séries photographiques s’appelait « le grand miroir de l’univers » c’était assez prétentieux. Il y avait déjà ce penchant pour le catalogue, l’encyclopédie. Un autre genre d’enquête, d’investigation. Barthes disait si bien qu’à vouloir répertorier, classer… tout se met à trembler, à devenir un peu inquiétant, certaines planches de l’Encyclopédie de Diderot en sont la preuve. Impossible de reconstituer un objet déconstruit. C’est ça qui me plait je crois.

De voir ces 20 ans de travail ainsi déployé en images n’a pas éclairci les choses, c’est peut-être même le contraire, mais cela m’a permis de regarder encore de plus près — et on sait que s’approcher revient à perdre la mesure — ma manière, mes obsessions, celles qui consistent à croire qu’on voit des lanternes alors que ce sont des vessies.     

Cette exposition est en quelque sorte une rétrospective de votre œuvre, l’exploration d’un art du regard et d’une véritable poétique du voir et du revoir. Toutefois, elle ne propose pas de repères biographiques. Est-ce à dire que vos œuvres, y compris lorsqu’elles sont présentées, comme c’est le cas ici, dans la chronologie de leur publication, sont pour vous sans rapport avec le fait biographique ? Pensez-vous, à la suite de Céline Minard, que la biographie d’une écrivaine ou d’un écrivain tient dans sa seule bibliothèque ?

Chaque travail, la plupart des livres, provient d’une occasion, Meta donna d’un séjour dans les Pouilles et du visionnage de la Taranta, ce petit film ethnologique, Le pré est vénéneux d’une exposition sur les photographies spirites, Amusements de mécanique de la lecture de Cosmos de Gombrowicz etc. Une rencontre avec quelque chose qui est souvent déjà une création, et qui à un moment donné provoque une envie très forte de me mettre en mouvement, d’aller y voir de plus près. Pleine de respect et de liberté ! Ce que cela produit, me semble-t-il, est un écho, une résonance, une image lointaine, parfois plus proche… je n’éprouve aucune nécessité de resituer ou restituer ces circonstances, de produire quelque chose qui ressemblerait à un journal de bord. La seule réponse se fait depuis mon travail, il contient forcément, sans pour autant savoir toujours de quoi il retourne, des traces d’existence. Comme tout travail. Je ne suis pas sûre que la vie le précède mais sûre qu’il l’excède. Où le situer par rapport à elle, je ne crois pas avoir le mot de passe.

Quant à la bibliothèque, oui c’est certainement une part importante de la biographie, son contenu bien sûr, son classement etc. mais pas seulement, les choses plus triviales en sont aussi une pièce, ce qu’on mange, les rages de dents, son style de vêtements, notamment. 

La circulation entre les six grandes tables centrales, l’écran de projection et les panneaux muraux se fait dans le silence. Aucun son n’est diffusé. Nulle voix enregistrée ne résonne dans la pièce. L’absence de dispositif sonore représente-t-elle pour vous un parti pris dans l’enjeu de lecture de l’image saisie dans le champ électrique ?

À coup sûr ça va paraitre surprenant mais pas un instant je me suis dit que cette exposition était silencieuse. Je n’en prends conscience qu’en lisant cette question !

Ce n’est donc pas délibéré, c’est quasi un impensé, je ne me suis tout simplement pas posé la question. Et pourtant du son il pourrait y en avoir, d’une façon ou d’une autre. Plusieurs fois j’ai eu l’occasion de faire des choses avec Georges Aperghis dont j’aime énormément le travail. Le livre Meta donna a été inspiré par un petit film ethnologique des années 60 qui montre un rituel de dépossession de la tarentule par la danse et la musique entêtante de la tarentelle. Et il aurait pu y avoir également le bruit du vent, si constant dans Blow up, il rend visible le paysage, le modèle, accompagne le récit, comme le vent est photogénique dit Antonioni.

Et bien sûr la lecture publique. Il ne m’est pas venu à l’esprit, et je ne le regrette pas, de diffuser un texte lu et pourtant c’est quelque chose qui me plait particulièrement, lire. Se donner la liberté de reconfigurer un texte à travers la voix et le rythme, à chaque fois un peu nouveau.

Alors pourquoi ce silence ? Complet il m’apaise, je déteste le bruit, j’aime tant le silence prétendu de la peinture, cette profession des choses muettes. Ou ai-je entendu l’injonction de Robert Bresson, Sois sûr d’avoir épuisé tout ce qui se communique par l’immobilité et le silence. Ou faut-il admettre finalement qu’il n’existe pas car deux sons persistent : les battements du cœur plus celui aigu du système nerveux dit Cage. Ici, ce sont peut-être les chuchotements de tous ceux qui sont convoqués au moyen des tables, non pas rondes comme il se doit quand elles sont tournantes mais les tables rectangulaires. Ça peut marcher aussi bien. En y repensant, c’est éventuellement dans ce meuble ventriloque que se niche ma biographie. 

La figure du fantôme concentre cette interrogation qui est la vôtre, — ou cette incertitude insoluble qui en est le corollaire —, portant sur l’apparaître et le disparaître, y compris, — et c’est là une des forces de votre démarche —, simultanément dans une même image. Vous constatez une diminution du nombre de photographies dans vos livres [1], diminution qui serait associée à une place de plus en plus importante accordée au texte. Que dire de cette évanescence de l’image dans votre œuvre au profit de l’écrit au moment où vous choisissez de la projeter précisément hors des livres le temps d’une exposition ?

Oui, la figure du fantôme, un magnétisme qui remonte à mon enfance, hante si je puis dire de larges pans de mon travail, par exemple les images spirites ou celles brouillées des anamorphoses, le mort de Blow up, la femme possédée par une tarentule, la bulle de savon spectrale, etc. sans doute faut-il élargir son champ, le dédoublement, les formes de surnaturel, les apparences trompeuses, les illusions d’optique… et bien entendu l’apparition et la disparition. Voir c’est sentir, admettre que quelque chose se perd, l’image photographique, particulièrement en noir et blanc, cette palette réduite qui rend tout incertain, le rappelle puissamment. Lors des agrandissements successifs, le photographe de Blow up voit poindre quelque chose et ne voit plus rien. La force de ce vide ! Je pourrais me raconter que la diminution progressive des photos dans mes livres suit le même mouvement. À vrai dire je ne sais trop pourquoi. Peut-être une piste, j’ai l’impression que l’attrait pour la photographie a diminué lorsque j’ai, je crois définitivement, cessé de faire des tirages argentiques, passé des heures au fond du labo. Lorsque se sont perdus ces moments de pure apparition où l’image monte dans le révélateur. Diminution mais pas disparition complète, j’ai toujours envie d’accompagner les textes de quelques images, de voir comment ils cohabitent, comment les fantômes, justement, s’agitent entre les deux. L’exposition du CipM n’est pas qu’une exposition de photographies, elle montre aussi les livres, des textes, des documents qui les ont inspirés. Elle est comme un grand livre dispersé à travers l’espace, mais bien sûr, ce sont les images qui dominent. D’avoir l’occasion de montrer tout cet ensemble est formidable et je suis infiniment reconnaissante à David Lespiau et à Michaël Batalla avec qui ça a été un vrai plaisir de travailler.

Bon on le sait, on ne se débarrasse pas si facilement de ces revenants, des essences lumineuses, la photographie en somme, ils viennent très volontiers se rappeler à vous.  


Entretien réalisé par courrier électronique en juin 2023. Propos recueillis par Guillaume Richez. Nos remerciements à François Lespiau. Autoportrait de Suzanne Doppelt en une © SD. 

[1] https://diacritik.com/2022/11/17/suzanne-doppelt-limage-nest-pas-seule-a-etre-hantee-cest-aussi-dans-les-ecarts-entre-atomes-que-sagitent-les-fantomes-et-tout-soudain-en-rien/


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