« Quand Clotilde écrivait, elle avait l’impression que, quelque part, revivait sa mère. Que par la poésie, sa mère n’était pas morte, ne pouvait pas mourir. » (p. 43)
La réécriture ou la vie.
Le titre du nouveau livre de Chloé Delaume, Pauvre folle, reprend l’insulte lancée en public par un homme au sortir d’une lecture donnée par l’autrice lors d’un festival (p. 225). folle renvoie, et s’oppose, à reine, le surnom que Clotilde Mélisse prend pour le duo amoureux qu’elle forme avec Guillaume Richter, qualifié quant à lui de monstre (« la Reine et le Monstre » p. 83). reine et folle forment une seule et même figure sur la couverture du livre : inversion anormale de la position du corps (tête en bas) et couronne chue.
« Elle n’aspire qu’à une seule chose, d’année en année, de 30 juin en 30 juin : dépasser le trauma, voir s’effacer le deuil. Cet unique objectif l’a poussée à chercher l’amour et à changer le sang en mots, à se métamorphoser, à devenir quelqu’un d’autre. » (p. 32)
Avec Pauvre folle, Chloé Delaume retravaille le matériau de sa vie mais modifie le filtre à travers lequel nous allons, nous lecteur·ices, le percevoir. C’est là toute la différence entre l’autobiographie, où la forme fige le matériau biographique, et l’autofiction, où le matériau est sans cesse retravaillé. L’autofiction est ici à la fois une expérience d’écriture et une démarche d’écriture expérimentale. Si l’autobiographie dit censément la singularité d’une existence, l’autofiction delaumienne énonce pour sa part une possible adelphité.
« ce pluriel était apparu quand le Moi de Clotilde avait éclaté, le 30 juin 1983, dans la cuisine d’une HLM haute de seulement cinq étages. Après que sa mère eut été changée en cadavre ; avant que son père ne se colle le canon de l’arme sous le menton ; ça s’est passé entre les deux. » (p. 170)
L’écrivaine accentue le côté fictif pour mieux montrer l’écriture de soi et ses enjeux poétiques dont les paradigmes sont au nombre de trois : le réel (1), son double (la fiction — 2) et l’autofiction (3). Axiome : Pauvre folle est le chiffrement par l’écriture d’une expérience intérieure.
« Elle disait ces choses comme : dans le réel je flotte toujours mes yeux se voilent, quand je les ouvre la chambre est blanche comme un grand lys. Mais à son chevet personne, si ce n’étaient ses lectures, Artaud, s’y accrocher comme toutes les jeunes filles mortes, elle se vivait déjà à l’état de cadavre, ressentait ses cellules se décomposer lentement, s’attendait à chaque instant à perdre un œil […]. » (p. 47)
L’utilisation du filtre d’écriture (cette couche de surfiction — changement de prénoms par exemple), ne dit pas « c’est faux » (pas plus qu’elle ne dit l’inverse d’ailleurs), mais fait signe pour dire « c’est de l’écriture », car Chloé Delaume va précisément là où ça s’écrit (« Elle aimait changer le réel en phrases » p. 69).
L’autrice est tout autant l’un de ses personnages que le verbe avoir ou une virgule. Car l’écriture de soi se joue aussi dans la dissolution de l’être dans la ponctuation (« cette enfant condamnée entre deux virgules, le point d’exclamation la jetant dans les chutes » p. 21 [1]). Le sujet écrivant est représenté dans l’écriture et par l’écriture, non pas suivant une démarche scripturale figurative, personnifiée et psychologisante (ce qui serait le cas d’un portrait), mais dans la restitution, par la palette des signes, de l’émotion provoquée par la vibration du langage produite dans l’être. Ce qui fait que l’écriture de Chloé Delaume peut être qualifiée de poétique, c’est que l’autrice travaille cette vibration dans le cadre arrêté d’un dispositif donné comme hypothético-narratif, non pour le dispositif lui-même.
Chloé Delaume ne veut pas être parlée par le langage. C’est elle qui le désigne (« Clotilde aime bien nommer les choses pour qu’elles existent. Pour elles, ses parents étaient morts = [uxoricide + suicide]. » p. 28). Et pour cela, elle le montre comme l’envers d’un décor de cinéma (« Dehors la toile du ciel se déchire, les cumulonimbus sanglotent dru du polystyrène » p. 233): j’écris un texte qui est un texte qui est un texte qui est un texte.
Du langage et son double, nous passons donc à la proposition du miroir. La scène du meurtre de la mère et du suicide du père ne peut être (re)vue (représentée) de face, frontalement. Il faut donc pour y revenir (et s’en éloigner) la regarder de biais par le stratagème de l’écriture : « Toujours les mots pour armes, la syntaxe en égide, scansion en bouclier » (p. 54). Le bouclier est précisément l’instrument utilisé par Persée pour s’approcher de Méduse sans la regarder dans les yeux. Je renvoie ici les lecteur·ices à ce que j’écris à propos de la figure de Méduse dans Triste tigre de Neige Sinno [2].
Deux autres figures sont convoquées dans le texte : celle d’Œdipe et celle d’Hamlet. En citant le poème « Ophélie » de Rimbaud, — personnage auquel Clotilde est comparée en tant que pauvre folle (« Clotilde s’endormit en pensant aux virgules qui noient les pauvres folles » p. 24) —, Chloé Delaume esquisse un rapprochement avec la tragédie de Shakespeare évoquée à nouveau plus loin lorsqu’elle mentionne le « fantôme de son père » (p. 49). Sauf que dans le drame delaumien, ce n’est pas un père qui apparaît à son fils pour réclamer vengeance, mais la mère défunte qui exige d’être vengée : « l’écriture un outil de vengeance et de réparation » (p. 53).
Plus subtil (et complexe) est l’intertexte œdipien. Je n’en citerai que quelques traits. Clotilde (un prénom qui a quatre lettres en commun avec Œdipe) est reine, frappée d’une malédiction (« comme une malédiction, le raptus suicidaire ? » p. 226) et d’un châtiment (« un châtiment pervers » p. 34) liés au père. À l’instar d’Œdipe, Clotilde doit résoudre une énigme (« C’est par ce souvenir qu’elle entre dans l’énigme qu’il lui faut décrypter » p. 55), elle qui se sent « dépecée dès qu’elle ouvrait les yeux » p. 50, — image qui renvoie par sa violence extrême au châtiment que le roi de Thèbes s’inflige à lui-même en se crevant les yeux. Il n’est jusqu’au chœur qui fait entendre ici sa voix à la manière de celui de la tragédie antique : « Elle écrivait beaucoup pour faire taire les petites voix trop aiguës dans sa tête qui commentaient tout ce qu’elle faisait, disait, voyait, en usant de l’imparfait et parfois du futur. » (p. 48)
Il ne faudrait cependant pas croire que Pauvre folle serait tout entier empreint d’une tonalité uniformément tragique. L’autrice inverse dans ce livre la proposition d’Agnès Varda : ici le malheur est gai. L’histoire personnelle et la joie d’écriture sont ensemble mêlées dans les couleurs vibrantes de la phrase (« la colorimétrie autour d’elle s’en trouva modifiée, à croire que sa syntaxe surexposait la pièce, ses organes et sa vie » p. 114) qui devient le lieu d’une représentation fantasmée. Un théâtre tragique de joyeuse cruauté.
Ce qui importe dans Pauvre folle c’est moins la langue elle-même que la naissance de la langue tragique, et plus précisément de la langue maternelle (« son cœur saignait tout le temps parce que le mot maman n’était plus, ne serait plus, jamais, non, jamais, prononcé » p. 48) : en l’absence (du corps) de la mère, le livre devient le lieu/corps où ça re-prend langue. La démarche expérimentale de Chloé Delaume vise ainsi à dé-figurer (changement de noms) pour échapper à l’entropie des êtres morts, des figures du passé, des fantômes, — ces représentations qui fixent la mort en nous. Ce qui traverse le texte n’est ni figurable ni nommable, et c’est en cela que le travail de l’autrice est poétique, en ce sens qu’il soulève la question de sa propre signification.
Il y a dans cet antiroman porté par le spectre de sa réécriture un signe qui fait appel de la langue dans la langue, quelque chose de pré-verbal, quelque chose qui à la fois s’efface et se manifeste dans les intermittences de la langue poétique. Une pulsation.
La réécriture et la vie.
Chloé Delaume, Pauvre folle, coll. « Fiction & Cie », éditions du Seuil, août 2023
[1] Reprise du motif pp. 24 (« Clotilde s’endormit en pensant aux virgules qui noient les pauvres folles ») et 45 (« Tout ça manquait d’enfant submergé entre deux virgules »).
[2] https://lesimposteurs.blog/2023/09/26/triste-tigre-de-neige-sinno/