
Paru en septembre aux éditions Bouclard, le nouveau roman de Fabrice Chillet, N’ajouter rien, est un concentré d’humour qui jongle avec nos soifs de romanesque et de littérature, nos projections et nos mensonges romantiques ; un récit vivifiant qui rappelle combien le fantasme peut ouvrir de vrais territoires de découvertes.
Histoire d’un livre, disparu, en écriture, en quête, N’ajouter rien nous dit avec une énergie géniale ces mondes intimes que peut ouvrir la littérature. Si en 1989 Christian Costa publie aux éditions de Minuit son roman L’Eté, deux fois, il ne s’attendait pas à ce que le texte en devienne un sujet d’obsession dans le roman de Fabrice Chillet. Ceci n’est pas une fiction, encore moins une pipe, mais bien l’engouement du narrateur-personnage-pas-si-personnage Fabrice Chillet qui, lecteur du roman de Costa, se le fait voler et tente de remonter l’intrigante histoire de ce livre : « […] je m’absentai quelques instants. Sans oublier de prendre mon portefeuille et mon téléphone. À mon retour, le livre, mon livre avait disparu. »
Et voilà, sur ce drame originel, que s’ouvre une recherche effrénée pour retrouver la trace de ce livre. À mesure de l’enquête se dévoilent des pistes de plus en plus troubles et étonnantes : pourquoi le livre demeure-t-il introuvable ? Comment est-il possible qu’un seul exemplaire demeure accessible ? Pourquoi un certain Guillaume Daban, lui-même épris des années plus tôt de l’œuvre de Costa, a-t-il acheté l’ensemble du stock aux éditions de Minuit ? L’enquête est fascinante, parce qu’elle nous place dans une conscience obstinée, construite avec la passion de son objet, qui oscille entre cette pulsion pour la vérité romanesque et cette certitude d’une vérité romantique. Cette projection girardienne, d’une actualité folle tant les motifs de projections comme oubli de soi pullulent, est ici poussée à son paroxysme dans l’exigence de l’écriture et l’analyse réflexive qui ne s’effondre jamais dans le blabla hasardeux mais au contraire conserve tout au long du récit une tenue amusée et une énergie exigeante : « Tant de persévérance pour posséder ce livre inaccessible. Et je prenais conscience en pleine nuit que ce livre était en train de me posséder, à son tour. »
Ce mimétisme obsessionnel est double puisqu’il est dupliqué sur le livre qui semble progressivement occuper tout l’esprit et toute la vie de Fabrice Chillet. Il se retrouve ensuite dans sa relation à Guillaume Daban, comme un alter ego, qu’il finit par rencontrer et avec qui se dessine une relation pudique et presque amoureuse, par la triangulation de leur passion commune pour le roman. Parce qu’ils se retrouvent par et pour le livre de Christian Costa, grandit entre eux une sorte d’amitié particulière et courtoise qui bouscule Chillet puisqu’il se projette lui-même lecteur dans cet autre lecteur : « Daban parlait avec mes mots. Je le rejoignais dans son émotion. Daban avait son Costa. Et j’avais mon Daban. Un gémeau sublimé, source d’inspiration. Daban avait vécu ma vie mais avec plus de courage. Il avait aimé les livres avec plus d’engagement. Il avait écrit le roman de sa vie avec plus de fantaisie et de caractère. Je lui trouvais du talent pour le bonheur. Je lui enviais cette légèreté. Je me disais qu’en restant dans son sillage, je pourrais récolter un peu de ce génie pour en faire mon miel. »
Guillaume Daban devient le support d’une projection pour Chillet qui y rejoue son propre désir d’intimité avec l’œuvre de Costa. Déplacement passionnel qui dit l’hybris du désir et de la soif, qui se construit comme l’appétit amoureux et entêté dans une écriture pleine de vie. Puisqu’elle se pense désormais en conquête, la recherche du narrateur construit une série de stratagèmes comme autant de manières de se rapprocher de l’objet du désir. Cette construction du récit, en ce qu’elle est aussi construction mentale, interroge sans cesse, avec joie et vivacité, notre propre rapport à la fiction et au désir, elle rappelle la puissance de vie qui réside dans nos fantasmes, non comme pur divertissement vain mais comme élan ontologique qui, si certes il peut parfois prendre des détours un peu fous, résiste à la morosité et ancre, dans le quotidien, la pulsion de l’être en acte dans le monde. Lucide sur le rôle du mensonge romanesque et de la fiction dans les histoires qu’on se raconte pour persévérer, le narrateur fascine par son besoin de se frotter au risque en conscience.
« Certains pensent qu’il est plus facile de vivre parmi les livres que parmi les hommes. Sous prétexte que les livres ne demandent rien mais que vous pouvez tout leur donner, sans craindre la trahison ou le mépris. Paroles d’insouciants. Les romans sont toujours des mensonges. Celui de Costa comme les autres. Et s’éprendre d’un mensonge est voué aux pires déconvenues, jusqu’au désespoir. Il faut donc un certain courage, en conscience, pour se résoudre à affronter un tel risque. Ou bien, souffrir d’un terrible travers, un dérèglement. » Après tout, si Emma Bovary meurt de son drame, Modeste Mignon demeure dansante dans le renversement du désir autotélique plaqué sur un objet factice : et jouir de la fiction ouvre aussi d’autres champs du réel. Dans le débordement fougueux de Chillet persiste un besoin de comprendre et de saisir le sens du vrai, même et surtout par les biais du « mentir-vrai ». Qu’il faille d’abord acter l’impuissance du drame à prendre corps ne nie rien du désir de ce qui vibre, dans l’humour de l’entêtement plutôt que dans le pathos. « J’étais devenu un élément de la chaîne. Je faisais partie de cette histoire. J’avais donc le droit de m’en emparer et de modeler un nouvel objet littéraire, à ma mesure. Mais je manquais de matière sous les doigts. Aucune résistance, aucune densité. Pas la moindre complication, pas la moindre anecdote, le moindre accroc de vie qui m’eût aidé à m’engager. Aucune passion. Aucun déchirement. Pas même une vraie blessure. »
À ce titre seulement la fiction s’immisce en nous comme la possibilité d’une échappatoire. Elle se joue à la rencontre de ce que nous sommes et de ce qui en nous appelle un dépassement dans la continuation du vivre. Si le roman prend l’allure d’une enquête, et qu’il parvient à ne pas y plaquer trop facilement la perspective de l’initiatique, il n’en occulte pas cette option comme une autre perspective de la fiction : conjurer les silences de l’histoire pour mieux soi-même considérer les cartographies assumées dans lesquelles se fondre. « La tentation du roman coïncide souvent avec une rupture. Une envie de solder les comptes et de changer de voie. Je découvrais que j’étais prêt à en finir avec cette routine de lettres, de notes, de synthèses, de discours. Ces errements quotidiens. Enfin, écrire un texte qui n’attende aucune validation, aucun contreseing. Ne plus être un écrivain fantôme. Me débarrasser de ma charge et de mon personnage. Une chance peut-être de retrouver aussi le plaisir de l’écriture. »
L’enjeu de la fiction demeure celui d’un deuil de la fiction de soi par l’expérience de sa limite et son dépassement. La fiction n’est en définitive que cette accumulation des images qui nous font rêver et fantasmer, qui projettent en nous des lieux d’incarnation du désir et de la vie. Saisir la fiction sans s’y perdre c’est danser avec elle une parade amoureuse où la rencontre situe notre recherche d’une coïncidence avec cette puissance de vie. Offrir un décor à la dénudation. Saisir la fiction donc, et se rendre compte qu’elle peut, romanesque, être parfois la dramaturgie qui nous permet de délibérer sur l’authenticité de ce désir. « C’est vrai qu’on n’est pas raisonnable quand on est amoureux à 20 ans. Encore moins quand on a passé beaucoup de temps dans les salles de cinéma ou dans les librairies et les bibliothèques. La tentation du romanesque est permanente pour les étudiants en lettres. Histoire de mettre à l’épreuve les héros de papier et de pellicule. Vérifier s’il n’y aurait pas quelque leçon à prendre auprès de Frédéric, Julien ou Solal. Hippo dans Un monde sans pitié avait tranché. ‘‘Qu’est-ce que nous a laissé ? Les lendemains qui chantent ? Le grand marché européen ? On a que dalle. On n’a plus qu’à être amoureux comme des cons. Et ça, c’est pire que tout.’’ » Et quand bien même nous ne serions pas raisonnables, amoureux, à 20 ans, et même plus tard, faire le pari des Frédéric, des Julien, des Fabrice Chillet entêté et fougueux, comme des Hippo, est toujours la réponse la plus vivante à l’énergie mortifère du monde qui chante de sa voix fêlée. Car le pari d’Hippo est bien celui de ne pas en finir et de s’accrocher à la possibilité du désir jusqu’au bout, en se rappelant qu’il en sourit superbement à la fin.
Rodolphe Perez
Fabrice Chillet, N’ajouter rien, éditions Bouclard, septembre 2023