La Semaine perpétuelle de Laura Vazquez

« Il se regardait dans l’écran de son téléphone, son visage changeait. Le miroir est en train de parler, le miroir est orgueilleux et triste. Salim dit : Tu veux quoi ? Le miroir est en train de se taire. » (page 13)

Le selfie n’est pas un autoportrait. Sur nos écrans, ce n’est pas notre visage que nous regardons. Nous ne nous voyons jamais nous-même. Nous nous regardons en train de nous regarder. Nous regardons le regard lui-même.

Il en est de même avec l’écriture de Laura Vazquez : sa prose poétique produit du langage, un langage du débordement, un langage centrifuge qui repousse toujours plus loin l’appréhension de ses référents.  Un langage en expansion permanente où signifiants et signifiés s’éloignent sans cesse les uns des autres en un mouvement continu. En cela, La Semaine perpétuelle est une tentative de représentation poétique de l’espace-temps.

« On ne peut pas voir le passé parce qu’on ne peut pas voir le temps, on ne peut pas le dessiner. On ne peut pas voir le temps parce qu’on ne peut pas le mesurer. On utilise des chiffres, mais on ne mesure rien parce qu’on ne sait pas où se trouve le début, où se trouve la fin. Où se trouve le début et où se trouve la fin de Salim ? […] On mesure une partie du temps, on mesure un siècle […] on mesure une partie. C’est une partie, mais on ne sait même pas laquelle. On est dans quelle partie ? […] On est dans le début ou dans la fin ? Ou dans le milieu ? » (pp. 63-64)

Dans ce conte philosophique, Laura Vazquez fait alterner parties narratives (le récit, au passé) et parties discursives, ces dernières étant le plus souvent en mode interrogatif ou dubitatif, avec utilisation du pronom indéfini on et de l’indicatif présent.

« On croit que les choses existent seules, on finit par croire qu’elles existent depuis toujours, pourtant quelqu’un a inventé la parole, quelqu’un a inventé la respiration, le sommeil, les gestes. Au départ sans doute, on ne bougeait pas, mais quelqu’un a bougé un jour avant les autres. Une personne invente un geste. Un jour, quelqu’un s’est brossé les dents. Un jour, on pense : Je vais mettre un couteau dans un passant, et on invente le crime. » (pp. 23-24)

Dans les parties discursives (et allocutives), le pronom personnel on rapproche l’autrice des lecteurices, renvoyant à une conception assez répandue de démocratisation des savoirs sur Internet. De même, l’emploi du présent de l’indicatif supprime également la distance entre la poétesse et celleux qui la lisent [1].

Cependant, l’emploi du présent produit également un effet supplémentaire : l’art de Laura Vazquez est une véritable poétique de l’instanciation : je parle (ou on parle) et je parle de l’expérience présente, c’est-à-dire de l’acte de parole qui s’énonce elle-même en se prenant pour objet premier.

« Personne ne peut dire : Non, je ne suis pas d’accord. Personne ne dit : Je ne suis pas d’accord avec la respiration. Je ne veux pas digérer. Je trouve que les arbres ne sont pas logiques. Il y a un problème avec le ciel. Je ne comprends pas le soleil, les orages, ce n’est pas possible, c’est trop bizarre. Pourquoi je ne suis pas les autres ? Pourquoi je suis une seule personne ? On aurait accepté n’importe quoi, on aurait accepté de flotter par exemple. On aurait accepté que la lumière n’existe pas. On aurait accepté n’importe quel visage, n’importe quelle tête, on aurait accepté n’importe quelle apparence, tout aurait semblé normal. » (p. 219)

La Semaine perpétuelle est autant une expérimentation de la pensée que de l’impensé et de l’innommé, par la seule preuve empirique du langage.

« Chaque pensée laisse une trace sur la personne et même sur les ermites retirés dans leur grotte. Ils vivent dans la pensée du mot : ERMITTE, dans les images du mot : ERMITTE, dans la pensée des autres. » (p. 19)

Je parlais de conte philosophique à propos de cette œuvre ; cependant, contrairement au personnage de Zadig qui parcourt le monde dans le livre éponyme de Voltaire, Salim ne sort pas de chez lui. Le monde lui est néanmoins accessible avec son smartphone. Le Siècle des Écrans a remplacé celui des Lumières. Les philosophes de l’Encyclopédie ont cédé la place aux youtubeurs et youtubeuses qui puisent leur savoir dans Wikipédia.

Tout est désormais googlisable. Ce monde 2.0 pourrait être source d’angoisse et de névroses, mais Laura Vazquez s’en remet à la puissance infinie du langage. Ce qui est à l’œuvre dans La Semaine perpétuelle c’est une septième fonction du langage : l’hypertexte.

« Il dit : Papapapapapapa, et la voix était une chose dans le monde. Peut-être que le mot était une chose dans le monde avec la voix. Peut-être que certains animaux pouvaient voir les paroles dans les airs, les petits animaux, les mouches, les insectes. » (p. 15)

Les lecteurices ne seront pas surpris.e.s d’apprendre que l’autrice, quand elle était enfant, écrivait des prières pour que sa grand-mère maternelle ne meure pas [2]. Une dimension mystique imprègne ce livre qui se clôt sur une ultime prière adressée à un dieu « peut-être mort / dans un accident de tracteur / un accident de train / un accident de marche / ou peut-être noyé » (p. 319).

Tel est le secret de cette langue poétique qui tire en grande partie sa force de son caractère étrangement performatif. Si, comme on peut le lire ici ou là dans la presse, dans cinquante ans, il y a sur facebook plus de comptes de personnes mortes que de personnes vivantes, qu’Internet n’est alors plus qu’un vaste cimetière [3], ce long et beau poème résonne déjà magnifiquement à nos oreilles comme un chant adressé aussi bien aux mort.e.s du passé qu’à celles et ceux du futur.

« La mort commence quelque part. Il faut bien commencer quelque part. […] On peut mourir d’un doigt pour commencer. » (p. 316)


Laura Vazquez, La Semaine perpétuelle, éditions du sous-sol, août 2021

[1] Pierre Guyotat dans un entretien accordé à Télérama en 2010 : « L’imparfait met une distance entre ce qui est écrit et celui qui lit. Avec le présent, il n’y a plus d’obstacle. » https://www.telerama.fr/livre/pierre-guyotat-quand-j-ecris-j-ai-toute-la-langue-francaise-avec-moi-dans-l-oreille,53229.php

[2] Entretien avec Laure Adler dans l’émission L’heure bleue sur France Inter : https://www.franceinter.fr/emissions/l-heure-bleue/l-heure-bleue-du-mercredi-22-septembre-2021

[3] « Il lut : Depuis l’aube de l’humanité, 108,2 milliards d’individus sont nés, 93 % sont morts. Ce qui signifie que les morts sont 14 fois plus nombreux que les vivants sur terre. » (p. 198) « Il lut : On estime que la population vivante représente 6,5 % de toute la population humaine née. Il dit : On avait plus de chance d’être des morts. Statistiquement, on est plutôt des morts. » (p. 200)


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