Rue des Pâquerettes de Mehdi Charef par Paolina Miceli

Image CouvMehdi Charef retourne affronter les lieux d’une enfance marquée par la misère dans son texte autobiographique Rue des Pâquerettes, premier livre publié par Hors d’atteinte, une maison d’édition féministe fondée en 2018 par Ingrid Balazard et Marie Hermann et basée à Marseille [1].

Le livre raconte ce bouleversant voyage au pays de Nanterre et ses fractures. En 1962, l’auteur, alors âgé de dix ans, quitte « le reg, son vent, sa poussière rouge, ses cailloux, la famille, le hameau » et découvre le bidonville, là où il a rejoint son père, parti plus tôt d’Algérie.

Quelques mois après les « paponades » du 17 octobre 1961 [2], l’enfant vit une seconde naissance en France, pays du colon. L’émotion brute et naïve de l’enfant est à reconstruire par l’écrit. Quand on sort de l’enfer des campements, difficile d’y revenir, même avec le bouclier des mots. Mehdi Charef mesure physiquement la distance entre hier et aujourd’hui. Le lecteur traverse la misère à hauteur d’enfant, avec un regard lucide, au pathos contenu, sans jugement moral sur les adultes du bidonville, dépassés, écrasés, méprisés. Comment concilier l’homme écrivain et cinéaste reconnu, avec le petit garçon sans voix et effacé du bidonville de la rue des Pâquerettes ?

Dans le bidonville, l’enfant semble sauter d’un continent à un autre. Tout se passe comme si du fil de fer barbelé entourait le bidonville. Un espace fermé au monde extérieur qui exprime le rejet total. La culture ancestrale algérienne est fondée sur l’hospitalité, aussi l’enfant ne comprend pas le choc des cultures. Sur ce territoire, un monde de baraquements envahis par la boue et les rats ou menacés par les incendies accidentels et criminels a pourtant existé avec ses échanges, ses rituels, reconstituant les solidarités rurales importées du pays.

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Nanterre, le bidonville des Pâquerettes en cours de démolition. À l’arrière-plan, la construction de la Cité des Canibouts (entre 1959 et 1961) © H. Guérard / Adoma

Cette autobiographie se veut reconquête identitaire. Mehdi Charef revient sur les lieux où il a grandi, il puise dans ses souvenirs et pose un regard acéré sur les inégalités de classe et les moyens de s’élever. L’auteur met l’humain au centre de son écriture, cherchant à comprendre, à donner voix aux exclus et aux invisibles dont il a un jour fait partie. Il ne renie pas ce monde de la pauvreté mais en parle avec humour parfois, mais surtout avec fierté. C’est un texte courageux et nécessaire qui invite à réfléchir sur la nécessité pour les enfants et les familles déclassés de reconquérir leur histoire. Souvent, c’est le regard des autres qui vous enferme dans le malheur.

Image Couv 2Grandir dans les bidonvilles puis ensuite les quitter pour les cités d’urgence des banlieues, les camps de harkis, malgré le manque d’eau et les conditions d’insalubrité c’était aussi perdre les familles avec lesquelles on vivait, c’était perdre une cohésion. Ce sont les générations futures qui ont tenté de la recréer.

Quand on est issu d’une famille dont la langue est le berbère, le quotidien celui de la pauvreté extrême et l’adolescence exposée à la vie des bandes, la réussite scolaire est vécue comme un salut.

Le message de l’école est assez violent : « Intègre-toi ou crève ». Les enfants sont perçus comme du bétail, comme leurs pères, mais avec un cartable sur le dos. Mehdi Charef ne veut pas travailler à l’usine et devenir un mouton. « On comptait sur la réussite du fils pour effacer tout regret d’exil », écrivait l’auteur dans Le Harki de Meriem (Mercure de France, 1989 ; Folio, Gallimard 1991).

Il suit les pas de son père d’Alger à la France mais le crayon est un autre marteau piqueur. Il est indigène avant d’être un petit garçon. C’est son enseignant, monsieur Raffin, qui le premier posera son regard sur l’enfant.

« Dans le cahier que monsieur Raffin m’a offert pour que j’écrive ce qui me chagrine ou me rend jouasse, j’ai dit :

— Je n’arrive toujours pas à rejoindre mes camarades de classe, ni à me mêler à leurs jeux pendant la pause. Je les regarde courir, sauter, se battre, rire… Quelque chose m’empêche d’aller à leur rencontre. C’est une chose qui rend lourd, triste. Il me faut faire un effort supplémentaire pour courir après un ballon.

Monsieur Raffin :

— Il faut que tu lises, que tu écrives.

— Que j’écrive quoi ?

— Ce qui est lourd à penser dans tes souvenirs.

— J’ai l’impression que tout ce que j’étais avant d’être en face de vous m’a quitté, n’avait plus sa place ici… Le nouveau en moi ne sait pas par quoi commencer pour se construire, et sentir en lui la vie. » (page 121)

L’intégration demeure toutefois illusoire et entraîne un sentiment de trahison par rapport à la famille et au milieu d’origine mais aussi à la langue. Écrire en français c’est renoncer à la langue des parents. Le déraciné est celui qui cherche un territoire et choisit cet exil que lui imposent les circonstances historiques.

Le texte de Mehdi Charef a d’abord valeur de témoignage, il peint de l’intérieur ce que fut l’extrême misère de ces ouvriers qui édifièrent la France des Trente Glorieuses. Mais l’écrivain n’est pas seulement le porte-parole d’une communauté d’exclus que la différence linguistique a retranchés du corps social ; il fonde sa propre identité dans le métissage que la vie lui impose. Sa stéréophonie linguistique dit l’écart et le déchirement. Font œuvre d’écrivains ceux qui s’émancipent du simple témoignage réaliste.

« La voix est la plus digne des armes, la plus sûre pour se défendre. Prendre la parole c’est être identifié, s’identifier, être, exister. » (page 147)

L’importance du « non » prononcé par Mehdi, enfant, rappelle celui de Rosa Parks.

Le regard du cinéaste donne à lire des réminiscences de l’enfance : la mort de la sœur dans un puits, le regard de Simone Haziza la petite fille juive, le froissement du vêtement du père qui prend son Solex chaque matin pour se rendre au travail. Toute l’économie du regard est déjà perceptible.

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Bidonville de Nanterre, 1956 © Jean Pottier / Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration

Plus de vingt ans après son éradication, ce bidonville hante la mémoire et les corps. Il a déterminé la révolte fataliste des immigrés et a nourri la colère des enfants de la deuxième génération.

La victoire sur la misère est de se relever dignement. Reloger les gens correctement ce n’est pas les intégrer de facto. S’intégrer, c’est se libérer, par les mots. Être chez soi c’est être là où l’on est accueilli.

Être déraciné c’est être étranger à soi, être étranger à l’école. Le silence est un déracinement total.

« Je ne peux pas croiser un regard sans essayer de me raconter l’histoire qu’il y a dedans. S’il est bas et neutre, je me demande ce qui lui a ôté sa volonté de résister, s’il est haut et fier, je me dis qu’il a eu de la chance. Ma joie, mon amertume, ce qui me porte, je le vole aux blessures, dans l’espoir que je lis chez les autres. » (page 201)

Les mots de Mehdi Charef sont une incroyable revanche sur une enfance misérable.


Mehdi Charef, Rue des Pâquerettes, Hors d’atteinte, janvier 2019

[1] www.horsdatteinte.org

[2] Sanglante répression policière ordonnée par le préfet de police Maurice Papon contre des Algériens qui manifestaient pacifiquement à Paris. Ce massacre est le sujet de la pièce d’Alexandra Badea Points de non-retour [Quais de Seine] (L’Arche, 2019) que nous avons chroniquée : LesImposteurs/points-de-non-retour-quais-de-seine-dalexandra-badea


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