Ciguë d’Annie Lafleur

Image Couv CiguëIl n’y a pas de narration dans Ciguë mais il y a des histoires, des histoires de violence, d’accident (« un accident à dos à vol à marche arrière / on les tape à la machine entre les dents » page 13), de corps meurtris. C’est un livre qui va vite, composé telle une fugue de textes mer-mer qui traversent un pays, comme cette moto qui parcourt le livre de part en part, une course sans poursuite, sans laisser de trace (« la terre nous efface des cartes » p. 22) un road trip, un bad trip (« un mètre de veine dure à piquer qu’on me vide de mes jus » p. 9), la descente et sa remontée (« j’augmente la dose / en prairie où ma tête dépasse / et mes yeux de chaque blé » p. 75), ― et la mort pour seul horizon : « je soulève la voix d’une épaule / le temps qu’il reste avant l’urne » (p. 78) ― image forte de l’urne prise comme sablier.

« C’est clair jaune un modèle presque noir

d’après nu à repousse à redresse

à vent largue pas d’air pas du tout

la tête enrochée et flattée aux joues » (p. 15)

La ciguë c’est un concentré de mort pour un précipité de vie : que se passe-t-il quand on sait qu’il nous reste peu de temps à vivre ? Quelles images défilent dans notre esprit ?

« ivre le doigt dans l’évent d’une baleine je retiens une image qui m’étouffe et l’étouffe et les bras autour de son cou je recule sur ses jouets je vide le bleu de sa tête sans casque je la pousse dans la salive terrestre. » (p. 39)

Annie Lafleur invente la forme resserrée, asphyxiée et asphyxiante, de cette pensée suspendue à la mort imminente du sujet pensant, cette pensée impensable, ― je meurs.

« brasses mortes sous le quai

un doigt couche le chien couche

la tête et les pattes dans la braise

et derrière le soleil une muraille

où courir à pleine langue » (p. 20)

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Photographies d’Annie Lafleur © Farid Kassouf

La langue de la poétesse n’est pas mortifère mais mortelle, saisie dans la pleine conscience de sa propre finitude, prononcée sans reprendre son (dernier) souffle. Pour toute ponctuation, l’autrice ne garde que le point dit final et exclut tout autre signe superfétatoire, virgule ou point-virgule. La virgule, elle préfère l’écrire en toutes lettres (« virgule neuf kilomètres de cordon » p. 21).

« l’oiseau achève le dessin du soleil

rayon par rayon jusqu’à la vulve

les particules reposent en plumage

au vent discret qui expire dedans » (p. 28)

Pas de ponctuation donc, à l’exception du point, et pas de temps à perdre non plus avec la syntaxe : les propositions ne sont pas subordonnées les unes aux autres, la syntaxe s’anarchise à l’approche de la mort. Ne reste que l’urgence à dire. Avant de mourir.

« talon sur serpent sa roulette un peu craque ils sont nombreux déjà morts hache de poche et houlette ne tuent rien j’arrive le dos criblé de bardanes un buis emmêlé dans mes os

Les lignes de ma main sillonnent mon palais je passe la langue. » (p. 43)

On peut penser à la jeune poétesse Alicia Gallienne  qui se savait condamnée dès l’âge de 15 ans, et qui écrit, à 18 ans, trois ans seulement avant de mourir : « Épargne-moi l’odeur du temps / Je crains de ne pas courir assez vite pour revenir au passé / Je crains de mourir aux pieds du soleil / Comme une ombre qui se serait enfin retrouvée » (L’Autre moitié du songe m’appartient, Gallimard).

« grand-tête entrée dans la fleur une couronne aux pieds du moloch il faudra lui séparer l’os du cœur à la pince aux cisailles une coupe à fendre pupille en deux gris un côté homme un côté champ la pisse circule d’une tige à l’autre » (p. 47)

À l’approche de la mort tout devient plus intense. Annie Lafleur a insufflé à son écriture cette intensité folle qui bouleverse la langue, la rend instable et déstabilise le lecteur. Le livre, de poèmes en cavale, a pris le dessus.

« N’importe où sur le corps c’est une main à peine écartée une bandée nue long-jointée sur la plage une gauche à coucher par-dessus et tremblée de l’arc enfin vu le majeur à la frotte une langue à jeans baissé jusqu’aux genoux une fumée blanche sort de nous. » (p. 67)

Ciguë est le livre des lumières mortes qui risque tout sans se dévoiler autrement qu’en donnant la pleine mesure de sa propre fureur poétique, ― l’énigme d’un texte sans autre possible résolution que la mort.

« je gaze en ravine j’étouffe la roche un pied qui glisse un pied dans l’herbe à mygales langue à langue coupante » (p. 43)

« asséner la beauté », écrivait déjà l’autrice dans son recueil Rosebud (Le Quartanier, 2013). Annie Lafleur [1] est une poétesse-boxeuse, sa langue un combat, son vers un uppercut. La beauté vénéneuse de sa Ciguë m’a vaincu par KO.


Annie Lafleur, Ciguë, < série QR >, Le Quartanier, septembre 2019

[1] On peut entendre Annie Lafleur lire des extraits de Ciguë dans l’émission « Libraire de force » (à partir de 44 min 30 sec)  : www.mixcloud.com/CIBL_LibraireDeForce ; et dans l’émission « Plus on est de fous, plus on lit ! » : ici.radio-canada.ca/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/annie-lafleur


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