Écrivaine, poétesse et traductrice, Souad Labbize a vécu à Alger, Tunis, puis en Allemagne avant de s’établir à Toulouse. Elle est autrice d’un roman, J’aurais voulu être un escargot (Les Lisières, réédition 2019), de recueils de poèmes tels qu’Une échelle de poche pour atteindre le ciel (Al Manar, 2017) et Brouillons amoureux (Les Lisières, 2017, édition bilingue français-arabe), et d’un récit sur le viol, Enjamber la flaque où se reflète l’enfer (éditions iXe, 2019, édition bilingue français-arabe).
Elle a également traduit les recueils des poètes irakiens Aya Mansour, Ali Thareb et Fadhil Al-Azzawi aux éditions des Lisières, et Seule sur cette planète de Violette Abu Jalad à paraître chez Lanskine.
Son livre Je franchis les barbelés s’ouvre sur la déchirure de l’exil par la parole adressée à l’absente, à celle que l’on a laissée derrière soi, ― parole précieuse, délicate, fragile, que Souad Labbize recueille comme une eau de source dans le creux de son poème :
« nous avons parlé de toi
à la buée déposée par le cri
à la levure qui manque au pain
à la page arrachée au passeport
à l’empreinte de la gifle
nos paroles dépassaient nos pensées
des fleurs d’amandier
sont apparues
dans nos bouquets invisibles
et le champ en sommeil dit
le temps est venu
de cultiver la parcelle en lisière
mais tu n’es pas venue » (pages 10-11)
Sa langue déliée s’écoule librement entre les vers, sans entraves. Rien ne retient la parole de la poétesse qui cascade de vers en vers comme une eau vive, aucun signe de ponctuation-barbelés ne venant la contraindre (« Parfois / un seul signe de ponctuation / me sépare de toi » p. 35).
Le poème s’affranchit des règles spatio-temporelles. Il est un temps éphémère et sa temporalité le signe d’un arrachement de soi à soi. Court, il pourrait tenir entre les pages d’un passeport ou dans une « enveloppe gris-bleu / en papier recyclé », comme un bulletin de vote, ― voix pour les sans-voix.
La violence du monde y a sa part, telles ces incises, ― phrases-police ―, qui blessent le poème comme une injonction hurlée par les forces de l’ordre :
« il n’y a pas de nom
pour ce qui n’est
ni doux rêve
ni cauchemar
et qui m’attend la nuit
sans décliner son identité » (p. 13 [C’est nous qui soulignons])
« J’apprends à transformer
le silence en preuves
paroles abruties
par une garde à vue
dans les replis de la gorge » (p. 22 [C’est nous qui soulignons])
L’autrice renvoie les lectrices et lecteurs aux clichés xénophobes sur les réfugiés, malpropres, couverts de poussière, et, par métonymie, poussière eux-mêmes (« poussière de colonisées » p. 38), avec leur accent étranger qui serait aussi sale que leur apparence serait négligée aux yeux d’une Europe qui ne veut pas de ces migrants devenus des parias réduits à « lap[er] l’encre du passeport » (p. 33) :
« J’ai frotté mes semelles
l’une contre l’autre
secoué mon accent » (p. 13)
« nous
peuple de parias
d’avoir tu nos peines
et dans un coffre d’aéroport
plié nos langues exubérantes
l’adresse d’un cimetière
pour le voyage du retour » (p. 15)
La langue de Souad Labbize est claire, sans ambiguïtés. Ce n’est pas la langue de bois des politiciens occupés à instaurer des quotas pour l’accueil des migrants, mais une langue d’eau donnant à voir les choses dans leur apparition même, comme un récit premier conjugué aux temps du souvenir :
« Entre deux obus
nous inventerons
un temps précieux
il conjuguera la liste
des verbes naïfs » (p. 79)
Dans Je franchis les barbelés, le déroulement du récit est le récit lui-même. Ce recueil-passeport nous fait franchir les frontières, celles qui séparent les pays, mais aussi celles qui, départageant rêve et réalité, se fondent pour que la poétesse puisse forger, dans la douleur et la joie, son poème avec l’or du souvenir.
Ce sont des images mémorielles fragmentées, les vapeurs de la mémoire au centre desquelles le reste du corps s’efface pour ne laisser apparaître que les mains maternelles en activité : « où prendre un goûter / à côté d’une paire de mains / qui écossent des petits pois » (p.12)
La langue est saisie dans sa réalité physique de l’éloignement, l’éloignement de la langue maternelle, et donc, de celle qui en était la locutrice. Écrire est un mouvement de contraction permanent, la pulsation d’un cœur vers un autre cœur que le sien, un cœur que l’on a nourri de son propre sang.
La pensée matérialiste de l’écrivaine, à l’œuvre dans ce texte, se manifeste jusque dans sa poétique : « Qu’arrive-t-il aux paroles / qu’on ne prononce pas / rouillent-elles / sous la langue » (p. 50)
Moins convaincante dans la seconde partie intitulée « Berceuse pour le dieu de la guerre », dans laquelle la parole se fait moins sensible et plus ouvertement contestataire, Souad Labbize signe une œuvre émouvante taillée à même l’étoffe de la douleur.
L’écrivaine désécrit son poème, en fait tomber la poussière pour y trouver les mots encore embués d’un trésor de larmes. Son récit s’écrit à rebours pour mieux remonter à la source d’une langue vive et libre. Les lectrices et lecteurs attentifs entendront le murmure de cette voix d’or et de sel, le travail amoureux de la langue, cette chanson douce aussi belle et triste qu’une berceuse orpheline.
« L’histoire
pour border l’enfant
raconte-la moi
les matins incertains » (p. 27)
Souad Labbize, Je franchis les barbelés, collection L’autre langue, éditions Bruno Doucey, septembre 2019