Avant que j’oublie d’Anne Pauly

CouvertureCe pourrait être l’histoire d’un vieil homme qui meurt d’un cancer, un soir, dans un hôpital de banlieue. Vous êtes priés de laisser la chambre libre, on a besoin du lit, merci. Ça pourrait raconter ça. Ça pourrait raconter une jeune femme qui se prendrait pour « l’intrépide rejeton d’un cow-boy rebelle rossé par le shérif à la sortie du saloon » (page 41), ou raconter l’alcoolisme d’un père et ses « dingueries ».

Avant que j’oublie n’est pas un énième récit tire-larmes, mais un roman, un premier roman même, certes largement inspiré de faits réels. La narratrice porte le même nom que l’autrice et le personnage du père partage celui de feu le paternel de l’écrivaine, Jean-Pierre. Cependant, ces faits, confie cette dernière, « ont aussi été recomposés, modifiés, arrangés, passés à la moulinette des ‘‘il était une fois’’ et des ‘‘et soudain’’, de la mémoire, de l’inconscient, du langage, de ce qu’on se raconte à soi-même et de ce que l’on décide de raconter aux autres pour leur faire goûter ce qu’on a ressenti » [1].

Évitant le registre lacrymal, Anne Pauly s’affuble d’un nez rouge, osant le gag qui fait pouffer l’assistance endeuillée, les onomatopées de bande dessinée (des « mouip mouip », « Vzzzzt », « han » et autres « Tuut »), ou encore du Céline Dion en bande-son.

« Je m’étais retrouvée seule avec lui, mon macchabée, ma racaille unijambiste, mon roi misanthrope, mon vieux père carcasse, tandis qu’au-dehors tombait doucement la nuit. Non, tandis qu’au-dehors, en direct du septième étage de l’hôpital de Poissy – tadaaa ! −, tellement magnifique, quelle écrasante beauté Maïté, les lumières de la ville et le ciel orangé de la banlieue. Il aimait ça, les couchers de soleil. Il nous appelait toujours pour qu’on vienne les regarder. » (p. 8)

Dans sa bouche, Jean-Pierre est tour à tour « ogre timide » et « monstre attachant », ces oxymores traduisant l’ambivalence des sentiments de l’autrice envers son père.

Chaque mot sonne vrai dans cette langue désaccordée, Anne Pauly assumant tout, les couacs, les fausses notes et le mauvais goût. Cependant, la sincérité de sa démarche n’explique pas à elle seule la réussite de ce premier roman qui tient pour une grande part à son écriture elle-même, une écriture dans laquelle se fondent littérature et culture pop.

« J’ai regardé son pied violacé, la vache ! le pauvre, sa barbichette miteuse et son beau visage déserté. En gardant sa grande main qui tiédissait dans la mienne, j’ai souhaité de tout mon cœur ne jamais oublier son odeur et la douceur de sa peau sèche. Je lui ai demandé pardon de ne pas avoir vu qu’il mourait, je l’ai embrassé et puis j’ai dit à haute voix, ciao je t’aime, à plus, fais-nous signe quand tu seras arrivé. Je suis sortie dans le couloir lino-néon, une aide-soignante est passée en savatant et mon frère est arrivé. On y est retournés une dernière fois, pour vérifier. Et puis on a plié les gaules, comme il disait toujours. La vie, cette partie de pêche. » (p. 9)

Dans Avant que j’oublie, Anne Pauly s’invente une langue, la sienne, comme l’enfant qu’elle était s’inventait des histoires, pour tisser ce récit qu’elle devait nous raconter, le récit d’une douleur orpheline.

Elle s’invente une langue, dis-je, et endosse un rôle, celui de la narratrice, son double, personnage du clown triste, comme Pagliaccio qui doit monter sur scène pour faire rire le public malgré son chagrin. C’est là que se noue l’émotion, vraie, sincère, dans le creuset d’un authentique parler et l’écriture pure de l’indicible douleur. Ce sont ces « joues décapées aux larmes » (p. 15), cette impossible «  ristourne sur le chagrin » (p. 17), le sordide « couloir lino-néon » de l’hôpital (p. 9), ou encore cet ami, David, qui prend Anne par les épaules, la secoue doucement, « comme pour faire sortir le reste du chagrin de [sa] carcasse en mikado » (p. 91).

L’écriture, cette blessure sans cesse rouverte sur d’autres vies que la nôtre.

Anne Pauly a évalué la bonne distance entre elle et sa narratrice, entre elle et son père, entre elle et nous, laissant la mort au seuil du livre. Le ton bouffe crée un effet de distanciation voulu par la romancière qui écrit pourtant au plus près des objets, tous ces objets du quotidien dont elle dresse de longs inventaires à plusieurs reprises (celui du meuble de chevet pp. 7-8, les papiers p. 47, les tiroirs du living p. 104). Rappelons que son titre de travail était « Les Affaires du mort ».

Dans la poétique d’Anne Pauly, les objets, renvoient aussi, par métonymie, à la tristesse qu’éprouve la narratrice, comme ici, lorsque son père lui demande à boire alors que les médecins ont interdit au patient, sous diurétiques, d’absorber plus d’une certaine quantité d’eau : « Elle était moche cette carafe, rayée, terne, opaque, laide. Aussi laide que la situation. » (p. 67)

Avant que j’oublie est un adieu aux larmes. Derrière l’éclaircie de son sourire, l’autrice rejoue les scènes en mode burlesque. Son texte est souvent beau dans sa confondante simplicité. L’oralité y est assumée. Pouvait-il en être autrement ? La narratrice redoutait qu’il n’y ait pas plus de vingt personnes à l’enterrement de son père. Alors, il fallait qu’Anne Pauly étende son auditoire, rassemble plus de spectateurs, quitte à rejouer les funérailles, pour rendre à ce vaincu de la vie l’histoire qui est la sienne, sa véritable histoire, c’est-à-dire celle que sa fille lui a inventée.

Au fur et à mesure que la narratrice vide la maison du mort de ses souvenirs, l’autrice en remplit son livre par un système de vases communicants. Plutôt que de flotter dans des habits trop grands pour elle, Anne Pauly a taillé ce premier livre à sa mesure. En le refermant, le lecteur referme derrière lui la porte de la maison sur ses ténèbres.

La narratrice sait qu’elle ne peut pas compter sur son frère pour raconter son histoire, lui qui voulait un cercueil bas de gamme. L’écrivaine offre bien plus à son cher défunt qu’un cercueil haut de gamme : le premier-né de sa plume. Voilà Jean-Pierre grand-père d’une descendance qu’il n’aurait sans doute pas reniée, un rejeton romanesque qui nous laisse, nous lectrices et lecteurs, la mort aux lèvres et le cœur en tombeau.


Anne Pauly, Avant que j’oublie, collection Chaoïd, éditions Verdier, août 2019

[1] https://diacritik.com/anne-pauly


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