Entretien avec Alexandra Badea (première partie)

Née à Bucarest en 1980, dans une Roumanie alors en pleine dictature sous Ceausescu, Alexandra Badea est autrice, metteure en scène, scénographe et réalisatrice de films et de courts-métrages. Après une formation à l’École Nationale Supérieure d’Art dramatique et cinématographique de Bucarest, elle se consacre à l’écriture.

PulvérisésDepuis 2003, elle vit à Paris. Ses œuvres dramatiques, − Mode d’emploi, Contrôle d’identité, Burnout (2009), Je te regarde, Europe Connexion (2015), ou encore À la trace et Celle qui regarde le monde (2018), ainsi que son premier roman, Zone d’amour prioritaire (2014), sont publiés chez L’Arche [1]. Elle remporte en 2013 le Grand Prix de la Littérature Dramatique pour sa pièce Pulvérisés créée au TNS et au CDN d’Aubervilliers par Jacques Nichet et Aurélia Guillet et mise en voix sur France Culture par Alexandre Plank.

L’aliénation des êtres par la société, la violence du monde et celle de l’individu et de son isolement croissant dans une société paradoxalement hyper connectée, constituent le point de départ des histoires d’Alexandra Badea. En confrontant sa culture et sa langue à la culture et à la langue de l’autre, c’est l’universalité de la condition humaine que l’autrice parvient à atteindre.

Son écriture scénique brute ouvre sur un espace d’apparitions multiples où se réinventent conscience et politique, l’intime et le collectif. Une ouverture de la représentation, aux limites du symbolique, pour laquelle la metteure en scène utilise toutes les machines qui produisent images et sons.

En fouillant les vestiges de notre histoire collective, Alexandra Badea ravive une mémoire douloureuse pour redonner la parole à celles et ceux que l’on n’entend pas. Son texte Points de non-retour [Thiaroye] (2018), qui revient sur le massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye en 1944, premier volet d’une trilogie, a séduit l’écrivain, metteur en scène et comédien Wadji Mouawad, directeur du Théâtre national de la Colline. L’auteur d’Incendies lui a demandé de la mettre en scène dans son établissement. La pièce y est créée en septembre 2018 [2].

Dans le second volet de sa trilogie, Points de non-retour [Quais de Seine], Alexandra Badea évoque la guerre d’Algérie. La pièce sera créée lors de la 73ème édition du Festival d’Avignon, dans la mise en scène de l’autrice, avec les comédiennes Amine Adjina, Madalina Constantin, Sophie Verbeeck et l’acteur Kader Lassina Touré [3].

Rencontre avec l’une des plus talentueuses autrices dramatiques de sa génération.

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Alexandra Badea © Simon Gosselin

Vous êtes née à Bucarest en 1980 alors en pleine dictature sous Ceausescu. Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance en Roumanie ?

Une enfance sous le signe de la peur, d’une surveillance continue, terrifiante, d’une méfiance envers l’autre, d’un manque d’horizon, d’espoir. Je me suis sentie dans une grande prison. Les murs étaient plus au moins proches et visibles.

Vous avez découvert le théâtre à l’âge de 15 ans. Comment s’est faite cette rencontre avec la scène ?

J’ai fait mes études dans un lycée qui était collé à une salle de théâtre, alors avec des amis on séchait les cours pour découvrir les coulisses, les loges, les ateliers de construction. J’ai découvert le théâtre par l’envers du décor. C’est peut-être ça qui m’a fasciné le plus. Tout ce monde qui travaillait pour créer quelque chose que je ne connaissais pas encore. J’ai commencé à m’intéresser aux spectacles, parce que le bâtiment du théâtre et tous les gens qui y travaillaient me fascinaient. Je voulais comprendre ce qu’ils fabriquaient.

En quoi consistait la formation de metteure en scène que vous avez suivie à l’École Nationale Supérieure d’Art dramatique et cinématographique à Bucarest ? L’enseignement de la mise en scène qui y est dispensé est-il différent de celui de l’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre (ENSATT) ou de l’approche pédagogique mise en œuvre à l’école du Théâtre national de Strasbourg ?

C’est une formation de 5 ans. Ça prend beaucoup de temps. On était suivis par le même professeur tout au long de la formation. On a commencé à faire des spectacles assez vite, on discutait beaucoup, c’était plutôt un espace de réflexion et d’expérimentation. On était presque tout le temps en répétition, en recherche. On mettait beaucoup l’accent sur la direction d’acteurs, sur la dramaturgie, sur la construction du spectacle. On ne nous imposait pas une esthétique, on nous encourageait à trouver notre univers et à aller au bout de notre geste. Notre professeur Valeriu Moisescu qui nous a suivis pendant les cinq ans nous disait : « Vous pouvez tout faire, juste il faudrait savoir pourquoi vous l’avez fait et pouvoir le défendre. »

Vous avez exclusivement mis en scène des pièces du répertoire contemporain, notamment des textes d’Igor Bauersima et de Mihaela Michailov. Est-ce à dire que pour vous les œuvres de Shakespeare, Tchekhov ou Ibsen ne s’adressent plus aux spectateurs du XXIème siècle ? Êtes-vous tentée par la mise en scène de textes anciens ?

Capture1Je n’ai jamais dit ça. C’est juste que je suis intéressée par les mouvements du monde dans lequel je vis, et par la langue d’aujourd’hui. Je résonne profondément à ça et quand on trouve quelque chose qui résonne en nous on doit aller jusqu’au fond de ces résonances. Je ne peux pas parler au public de quelque chose d’autre. Je suis à l’endroit de ma sensibilité.

Avant d’écrire vos propres pièces vous avez d’abord mis en scène des textes écrits par d’autres auteurs dramatiques. Comment en êtes-vous venue à l’écriture ?

J’avais l’impression de trahir les auteurs que je montais. Je ne trouvais plus les textes qui traitaient exactement les thèmes que j’avais envie d’aborder, ni l’esthétique que je cherchais. Et j’étais aussi à un moment de mon parcours où j’avais envie de comprendre ce qui m’arrivait, j’étais venue en France dans une quête naïve d’une société idéale et je découvrais petit à petit l’envers du décor. Mon premier texte Mode d’emploi parle de ça, de ce sentiment d’être apatride dans un monde qui t’assigne en permanence à une identité figée. Il m’a fallu écrire ce texte pour accepter qu’on puisse vivre en dehors de ces appartenances, que l’identité est une construction en mouvement.  

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Points de non-retour [Thiaroye] © Simon Gosselin

Vous avez abordé pour la première fois, sur les conseils d’une amie, l’écriture comme un moyen en quelque sorte « thérapeutique » de vous libérer de ce qui vous agressait. L’écriture a-t-elle aujourd’hui encore pour vous cette dimension thérapeutique ?

2Je ne sais pas si c’est thérapeutique, c’est une nécessité. En même temps je n’écris jamais sur des sujets qui ne seraient que personnels. Je me demande toujours si ce que j’aborde pourrait avoir un intérêt pour les autres dans le contexte dans lequel on se trouve. Je me sens responsable quand je prends la parole devant des gens que j’oblige en quelque sorte à s’enfermer pour quelques heures dans une salle obscure. Je me dis toujours que j’aurai devant moi des spectateurs qui verraient leur premier spectacle et d’autres qui verront leur dernier et que cette parole, cette histoire doivent être essentielles.

Il y a des mots en français que vous utilisiez il y a dix ans dans votre écriture et que vous n’arrivez plus à employer. Est-ce parce qu’ils ont été trop usés, dévitalisés, par les politiciens et la publicité ?

3Il y a sans doute des mots que je n’utilise plus, parce qu’ils ont été salis par la langue de bois, parce qu’ils ne me parlent pas, ils m’invoquent des images ou des concepts que j’aimerais oublier.

 

 

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À la trace © Jean-Louis Fernandez

Vous avez écrit Mode d’emploi d’abord pour vous, pour cicatriser les plaies et déverser votre colère. Vous avez commencé à écrire ce texte très violent sans savoir ce qu’il deviendrait. Vous l’avez écrit en français et en roumain. Mais les mots de votre langue maternelle étaient trop pollués par les années de dictature. C’était la langue de l’oppression pour vous. À quel moment avez-vous clairement compris que vous étiez écrivaine et que vous n’écririez qu’en français ?

4Je ne me suis jamais dit : Je suis une écrivaine. Je ne pense pas à ça quand j’écris. Je ne me suis pas dit non plus que je n’allais écrire qu’en français. J’ai commencé à écrire ce texte pour moi. Quand le personnage était en face d’un Roumain le dialogue venait naturellement en roumain, quand elle était devant un Français ça venait en français. Le dialogue était pour moi un prétexte pour déclencher une parole intérieure et je me suis rendue compte que cette parole bloquait en roumain, alors je me suis laissée porter par la langue qui me donnait la liberté d’écrire et d’avoir accès à cette intériorité.

Vous avez écrit Contrôle d’identité au moment où vous n’aviez vous-même plus de problème de titre de séjour. Cette pièce, l’avez-vous écrite pour toutes celles et tous ceux, anonymes, qui n’ont pas droit à la parole, sans papiers, clandestins, « migrants » comme les appellent les journalistes ?

Je l’ai écrite en entendant une histoire qui est devenue malheureusement fréquente depuis. Un jeune Kurde s’est suicidé en centre de rétention. Il allait être expulsé et il était condamné à mort dans son pays. Face à cette nouvelle j’ai senti un besoin impulsif de réagir. Je ne me suis pas dit : je vais écrire une pièce, mais il m’a semblé évident que je devrais porter son histoire.

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Contrôle d'identitéVos pièces sont publiées chez l’Arche, maison fondée en 1949 et dirigée depuis 2017 par Claire Stavaux [4]. Comment s’est faite la rencontre avec cette maison d’édition qui offre un très beau catalogue (plus de 700 pièces publiées) d’auteurs dramatiques parmi lesquels figurent Thomas Bernhard, Federico García Lorca, Eugene O’Neill, August Strindberg, Anton Tchekhov, mais aussi Edward Bond, Jan Fabre, Jon Fosse, Elfriede Jelinek, Lars Norén, Michel Vinaver, ou encore Sarah Kane ?

Par un manuscrit envoyé par La Poste. Je leur ai envoyé Mode d’emploi. Je l’ai envoyé à l’Arche parce que j’aimais leur catalogue, j’avais monté Sarah Kane, Biljana Srbljanovic et j’aimais l’écriture de Bond, Fosse, Lars Noren. Un an après ils m’ont appelée. Entre-temps j’avais écrit Contrôle d’identité et Burnout. J’ai rencontré Rodolphe Rach [ancien directeur de l’Arche NDRL] on a parlé et à la fin, quand on s’est dit au revoir place Saint Sulpice, il m’a dit : « On va publier les trois à l’automne. » Je me suis réjouie pendant quelques heures et ensuite je ne l’ai pas cru. Je me suis dit qu’il allait changer d’avis. Je ne l’ai pas cru jusqu’à ce que je voie le livre. La rencontre avec l’Arche a été la rencontre la plus simple et aussi celle qui a transformé mon parcours. À partir de ce moment-là, l’écriture est devenue une certitude.

Avez-vous l’impression d’appartenir à une génération d’auteurs dramatiques et de metteurs en scène ?

Je ne sais pas. C’est aux historiens de théâtre de répondre.

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Points de non-retour [Thiaroye] © Simon Gosselin

La réalité déviante du monde contemporain est votre espace d’exploration. Je te regarde (créé par le metteur en scène Jarg Pataki dans une co-production franco-allemande entre La Filature de Mulhouse et le Staadttheater de Freibourg) questionne les dispositifs de surveillance, Extrêmophile aborde les états d’âme d’un chef de cabinet ministériel, d’un pilote de drone et d’une scientifique qui a renoncé à la recherche au profit de l’industrie, tandis qu’Europe Connexion (diffusé sur France Culture en 2013 [5]) évoque l’activité immorale d’un futur lobbyiste, jeune attaché parlementaire aux prises avec sa « voix intérieure ». Comment s’imposent à vous ces différents sujets ultra-contemporains ?

6Ce sont des sujets qui me font peur et sans doute ai-je besoin d’affronter cette peur. Je te regarde vient de mes traumatismes d’une enfance passée dans une société sous surveillance permanente. J’ai eu l’impression d’avoir connu un répit de quelques années avant de me retrouver dans un monde où on serait de plus en plus surveillés. Extrêmophile parle d’une crise existentielle. J’ai toujours eu peur de me retrouver à un moment donné dans un point de non-retour, où je pourrais me dire que la vie que je vis n’est pas celle que j’ai voulu vivre. Ce moment où c’est peut-être tard pour revenir en arrière et réparer. Les personnages de ce texte traversent un réveil brutal où ils réalisent qu’ils ont trahi leurs rêves. Europe connexion parle de ceux qui s’arrangent avec leur conscience. Pris dans un engrenage ils n’arrivent plus à prendre une distance avec la machine qui leur demande d’agir. Si je ne faisais pas du théâtre j’aurais travaillé comme beaucoup de jeunes en Roumanie à l’époque pour des corporations et cette idée me terrorisait. Longtemps cette peur a plané au-dessus de moi.

L’écriture est-elle une manière d’évacuer ces sujets de votre esprit en en faisant quelque chose de politique, en visant une prise de conscience des spectateurs ?

Tout à fait. L’écriture est un outil qui me donne l’illusion de pouvoir maîtriser un peu plus ce qui m’échappe, ce qui me fait peur et ce que j’ai du mal à comprendre et à accepter. Et j’ai envie de partager cet outil avec d’autres.

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À la trace © Jean-Louis Fernandez

Dans Pulvérisés, créé en 2012 au TNS et au CDN d’Aubervilliers par Jacques Nichet et Aurélia Guillet et mis en voix à France Culture par Alexandre Plank [6], pièce pour laquelle vous avez obtenu le Grand Prix de la Littérature Dramatique en 2013, vous plongez le lecteur dans un état de confusion. Tout se mêle dans le texte. Je pense à la scène 5 par exemple : le texte retranscrit d’abord la bande-son (le personnage change de chaînes de télévision), avant d’engager une conversation via sa webcam avec sa femme et son fils, tout en consultant les messages sexuels que lui envoie sa maîtresse. Aviez-vous déjà en tête le dispositif scénographique au moment d’écrire ? Comment tout cela se met-il en place dans votre esprit et sur la page lorsque vous écrivez ?

7Je n’ai pas un seul dispositif scénographique quand j’écris. J’imagine plusieurs choses, mais j’essaie de laisser le plus possible une ouverture. J’ai envie de donner la liberté aux metteurs en scène de créer cet espace. Quand j’écris je suis plutôt dans un espace mental. Tout peut arriver. Dans ce cycle de textes : Pulvérisés, Je te regarde, Europe connexion, Extrêmophile, Je ne marcherai pas sur les traces de tes pas je place le lecteur et le spectateur dans l’intériorité des personnages. Je suis les mouvements intérieurs, le flux de la pensée, il n’y a pas toujours de l’ordre là-dedans.

«  ‘‘Ne t’endors pas’’ /

Tu finis ta représentation et tu reprends ta place

Tu sens l’échec / » (page 55)

Quelle est la fonction de ces barres obliques ?

Ça donne un rythme, un souffle, ça pourrait marquer une pause, une apnée. C’est un peu mon dialogue secret avec les acteurs. J’essaie de leur dire qu’ils ont devant eux une partition et que le rythme de la parole et sa musicalité sont essentielles. En même temps c’est mon rythme à moi, je ne l’impose pas, je les invite à trouver leur rythme à eux.

Les personnages se parlent à eux-mêmes en disant tu. Est-ce parce qu’ils sont tellement détachés de leur propre intériorité qu’ils n’ont plus de je ?

Oui. Le tu est venu d’une manière organique. La partie conceptuelle s’est installée dans un deuxième temps. Quand j’ai écrit Pulvérisés j’ai beaucoup travaillé sur la structure, sur l’évolution des personnages, sur le rythme de l’action. Ensuite quand je suis passée à l’écriture je savais à peu près ce que les personnages avaient à dire mais je ne pouvais pas l’écrire. Le je refusait de déployer une parole. Je suis passé au tu et tout a été débloqué. C’est ce sentiment de déconnexion de leur propre intériorité, ces personnages sont tellement coupés d’eux-mêmes qu’ils n’arrivent plus à se dévoiler. Mais ça me donnait la possibilité de faire un aller-retour entre une parole extérieure (ma parole, mon regard sur eux) et une parole intérieure.

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Points de non-retour [Thiaroye] © Simon Gosselin

L’écrivain, metteur en scène et comédien Wajdi Mouawad vous a ouvert les portes du Théâtre national de la Colline, qu’il dirige depuis 2016, où votre pièce À la trace a été créée en 2018 dans une mise en scène d’Anne Théron, pièce dans laquelle il interprète l’un des rôles (en vidéo). Comment s’est faite la rencontre avec l’auteur d’Incendies et d’Anima ?

8Anne Théron lui a envoyé le texte d’À la trace, il l’a lu, il m’a envoyé un message et on s’est rencontré. C’est la rencontre qui a changé radicalement mon parcours. C’était tout d’abord la rencontre avec un artiste qui résonnait fort à mes questionnements. On est resté une journée ensemble à parler de théâtre, écriture, déplacement d’un pays à l’autre, rapport à la langue française et à nos langues maternelles, utopies… Wajdi Mouawad savait que j’étais metteuse en scène à l’origine et il m’a demandé pourquoi je ne mettais plus en scène mes textes. Je lui ai répondu que je ne voulais plus perdre mon temps d’écriture avec la production de mes spectacles, avec ce travail pénible pour un artiste de monter un budget et de chercher des partenaires. Alors il m’a proposé de produire ma prochaine création et les choses se sont vite articulées. Comme la rencontre avec mes éditeurs de l’Arche, la rencontre avec Wajdi Mouawad s’est faite naturellement et représente un virage dans mon parcours. Je l’ai rencontré au moment où le désir de retourner au plateau était de plus en plus fort et où j’avais besoin d’une impulsion extérieure pour oser me relancer dans ce travail.

9Anne Théron a choisi les comédiennes Nathalie Richard et Judith Henry  pour jouer votre pièce À la trace (L’Arche éditeur, 2018), créée en mai 2018 au Théâtre national de la Colline. Pensiez-vous également à ces actrices en écrivant la pièce ?

Oui naturellement. Je connaissais toute la distribution au moment de l’écriture et j’ai écrit avec ces actrices et ces acteurs dans la tête, leurs corps habitaient mon imaginaire, l’énergie de leurs paroles aussi.

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À la trace © Jean-Louis Fernandez

Les quatre hommes (interprétés par Yannick Choirat, Alex Descas, Wajdi Mouawad et Laurent Poitrenaud) ont préalablement été filmés. Le personnage d’Anna leur parle depuis une chambre d’hôtel représentée par une construction en fond de scène qui sert également d’écran de projection. N’est-ce pas une expérience complexe pour une actrice que de parler à un partenaire dont les répliques sont enregistrées, d’être sur une scène et de dialoguer avec des acteurs filmés ?

Ça c’est plutôt un choix de mise en scène. Anne m’avait dit d’abord qu’elle ne voulait pas d’hommes sur le plateau, mais je ne voyais pas cette femme parler à des femmes, je ne la voyais pas non plus avoir des attaches, alors je lui ai proposé l’idée des échanges virtuels. Cependant dans le texte rien n’oblige le metteur en scène à le travailler ainsi. Les corps des hommes peuvent être au plateau, on pourrait même imaginer ce texte monté sans la vidéo.

Pouvez-vous nous parler de la genèse de votre trilogie Points de non-retour dont le premier volet Thiaroye a été créé en septembre 2018 au Théâtre national de la Colline dans votre mise en scène ?

10Quand j’ai rencontré Wajdi Mouawad je lui ai parlé de mon désir de travailler sur les récits manquants. J’avais envie de constituer une équipe d’acteurs et de rencontrer ensemble des groupes des publics qu’on ne rencontre pas tous les jours et leur demander ce qui leur manque au théâtre, quels sont les récits qui ne sont pas représentés. J’ai commencé à faire ce travail seule et je les ai rencontrés un par an pendant une année, on a beaucoup parlé. Ça m’intéressait aussi de savoir ce qu’eux ils ont envie de défendre sur un plateau. Souvent des récits liés à la colonisation et à la post-colonisation, à l’identité, à la transmission revenaient. Ensuite il y a eu un souvenir qui est revenu. À la cérémonie de naturalisation on nous a dit : « À partir de ce moment vous devez assumer l’Histoire de ce pays avec ses moments de gloire et ses coins d’ombre. » Je me suis tournée vers l’amie qui m’accompagnait, l’actrice Madalina Constantin qui fait partie de la distribution et je lui ai dit : « Comment je vais pouvoir assumer la colonisation ? » Il y a eu ensuite beaucoup de recherche. Je connaissais depuis un moment l’histoire de Thiaroye et ça m’avait bouleversée. Je n’ai pas voulu faire un théâtre documentaire, frontal, ce qui m’a troublée c’est la destruction de l’intime. Comment un jeune peut se construire sans savoir ce qui est arrivé à son père ? Et comment des jeunes d’aujourd’hui peuvent porter un passé qu’ils ne connaissaient pas ?

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Points de non-retour [Thiaroye] © Simon Gosselin

« Je ne connais pas ces gens, je ne les connaîtrai jamais. J’ai le droit de fantasmer sur leur passé ? Je ne suis plus dans le documentaire, je glisse vers la fiction. Je trahis ? Je ne sais pas. On a tellement trahi, tellement menti, qu’on ne connaît plus la vérité. Impossible de la saisir. On ne peut que l’imaginer », dit Nora dans Points de non-retour [Thiaroye] (pages 34-35). Et je pense à ce qu’écrivait Hannah Arendt : « Seule l’imagination nous permet de voir les choses sous leur vrai jour, de prendre du champ face à ce qui est trop proche afin de le comprendre sans partialité ni préjugés, de combler l’abîme qui nous sépare de ce qui est trop lointain afin de le comprendre comme s’il s’agissait d’une réalité familière. » Est-ce que, pour vous, les œuvres de fiction peuvent nous permettre de mieux comprendre le monde que les essais ou les documentaires ?

11Je ne sais pas. Moi je lis beaucoup d’essais et je vois beaucoup de documentaires. C’est le point de départ de chaque projet mais c’est aussi un plaisir. Mais pour comprendre ce que je suis en train de lire ou de voir d’une manière organique j’ai besoin d’imaginer des histoires intimes. À chaque fois quand je lis quelque chose qui me bouleverse dans un essai je vois la vie des gens qui ont été pris dans ces événements ou ces situations. L’imaginaire se déclenche naturellement je n’ai pas besoin de le provoquer. Peut-être est-ce une manière de comprendre les choses par l’intérieur, par le sensible. Il y a des histoires et des personnages qui restent et qui me poursuivent, je reconnais des choses de moi-même en eux et j’ai alors besoin d’écrire sur tout ça. Mais je me pose aussi la question de ce que je veux transmettre aux gens qui vont écouter ces histoires. Il me faut toujours trouver un point de convergence.


Entretien réalisé par courrier électronique en avril 2019. Propos recueillis par Guillaume Richez. Portrait de l’autrice © Richard Schroeder.

[1] http://www.arche-editeur.com

[2] https://www.colline.fr/spectacles/points-de-non-retour-thiaroye

[3] https://festival-avignon.com/fr/spectacles/2019/points-de-non-retour-quais-de-seine

[4] Portrait de Claire Stavaux par Alice Zeniter : https://next.liberation.fr/livres/

[5] https://www.franceculture.fr/europe-connexion

[6] https://www.franceculture.fr/pulverises


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