Jean-Michel Espitallier est poète, écrivain, performeur et batteur de rock. Il a signé plus d’une vingtaine de livres parmi lesquels Le Théorème d’Espitallier (Flammarion, 2003), L’Invention de la course à pied (Al Dante, 2013), Salle des machines (Flammarion, 2015), Tourner en rond : de l’art d’aborder les ronds-points (PUF, 2016), ou encore Syd Barrett, le rock et autres trucs (Le Mot et le Reste, 2017). Son anthologie de la poésie contemporaine Pièces détachées (Pocket, 2011) et son essai Caisse à outils (Pocket, 2013) sont devenus des classiques.
La musique, la composition musicale mettent en jeu des principes de montages, de permutations, d’opérations de bricolage. Un accord de do majeur, par exemple, c’est do mi sol. Ajoutez un la dièse et la tonalité change, elle fait vibrer d’autres capteurs, elle raconte quelque chose d’un peu différent, d’un peu déplacé, peut-être. C’est le même processus qu’on retrouve quand on écrit. Ce jeu grammatical et syntaxique. Changez la place d’un adverbe, par exemple, ajoutez un nom, mettez une phrase au pluriel, etc., bref, ces opérations transforment et déplacent le sens, le timbre, la tonalité d’une phrase. Produisent d’autres effets. Par ailleurs, mes premiers livres sont montés un peu comme des albums, des concept albums, avec des reprises, des variations ou des développements d’un même morceau, etc. Bref, penser le livre comme un ensemble d’articulations. Enfin, j’ai trouvé dans le rock, chez les Beatles, notamment, ou Bowie, Eno, le rock progressif première période, mais aussi parmi les groupes post-punk ou no-wave, des façons de dérision ou d’autodérision, de distance parodique parfois – cette fantaisie très pop, y compris dans la gravité –, des transgressions formelles, des mélanges et hybridations de genres, des excès, des régimes de vitesses, etc.
Lorsque vous écriviez Ponts de frappe, repris dans votre livre Salles des machines (Flammarion, 2015), vous étiez marqué par les Beatles et vous expliquez avoir pensé ce livre comme un album. En quoi ce livre est-il un album ?
Justement dans le geste très concret, très matérialiste du montage, de la mécanique, de l’emprunt, de l’hybridation sans révérence, de la liberté totale que s’octroient certains artistes, tel Duchamp par exemple. Tels tous ces grands bricoleurs. Et puis, s’approprier des méthodes ou des gestes empruntés à d’autres disciplines artistiques oblige à une adaptation dans son propre champ, donc aussi à une réflexion naturelle sur ce que l’on est en train de fabriquer. Le geste d’importation provoque une résistance du matériau qui appelle des énergies créatrices adaptées, des ruses techniques, du bricolage avec les moyens du bord.
On trouve quelques photos dans La Première année. Pourquoi ces photos précisément ?
Absolument oui. Et aussi, sans doute, une façon de saisir dans la langue, des éclats de son étrangeté, de son exotisme faux, de sa part d’énigme, les sortilèges et les tromperies du signifiant, comme pour dire, peut-être qu’il faut toujours se méfier du langage, de ses arrière-cours. Mais aussi jouir de l’imaginaire de la langue. Le sens d’un mot (ses effets de sens) peut nous être donné par sa dimension sonore, rythmique, plastique, et même phantasmatique.
Absolument. Le mode autobiographique devrait toujours engager des hésitations, des interrogations, oui, du déséquilibre, des ajustements, du bancal, de l’inconstant, du flou, des angles morts, de l’insaisissable. Parce que la vie, Dieu soit loué, est une partition toujours en devenir, toujours à interroger, à déchiffrer, toujours à l’état de brouillon. La vie n’est que la construction, toujours changeante, du récit qu’on en fait.
C’est un peu mon obsession, oui, ce sentiment d’infini, d’infini du langage, le délire ou le fantasme babélien, et ce chagrin de ne pouvoir atteindre l’infini, ce sentiment d’éternité que l’on ne peut vivre que dans la mort. D’où ce dilemme impossible… Ne pouvoir atteindre l’infini que dans la finitude.
Oui, c’est tout à fait ça, une ligne de fuite, comme le fade out en musique. Pour tenter de signifier l’infini. Contre l’arrêt brutal, le fade out suggère l’éternité, parce que les choses continuent même quand elles ne sont plus là. Elles se poursuivent dans l’invisible, sous la page. Dans des régions fantômes. C’est finalement l’histoire de l’absence.
Oui, ce fut un lieu, un espace de dialogue, j’y reviens, et, très banalement, le seul moyen de retrouver une dynamique de vie. Travailler avec et sur la mort pour retrouver l’énergie vitale – puisque, de toute façon, on n’écrit jamais que contre la mort, ou disons contre le temps, qui est une histoire de mort.
Vous vous êtes aperçu, dites-vous dans une interview accordée à France Culture [4], que l’une de vos obsessions d’écrivain était la disparition. Vous évoquiez alors le livre que vous avez écrit sur Syd Barrett (Philippe Rey, 2009 ; Le Mot et le Reste, 2017). Pensez-vous que La Première année est un texte situé au milieu de votre œuvre ? Que l’écriture de ce récit marquera une rupture dans votre œuvre ?
5 réflexions sur “Entretien avec Jean-Michel Espitallier”