Entretien avec Carole Fives

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Diplômée de philosophie et de l’école des Beaux-arts, Carole Fives est d’abord peintre et vidéaste. En 2010 paraît aux éditions Le Passage son premier recueil de nouvelles, Quand nous serons heureux, lauréat du Prix Technikart. Suivront plusieurs romans dont Que nos vies aient l’air d’un film parfait (2012) et Une femme au téléphone (2017) finaliste du Prix RTL/Lire. Elle est également autrice d’albums et de romans de jeunesse, notamment à l’École des Loisirs.

Son dernier livre, salué par la critique, Tenir jusqu’à l’aube, publié en août 2018 chez L’Arbalète/Gallimard, récit sociologique d’une mère « solo », brosse le portrait sans concession de notre société à l’ère 2.0.

G02116À plusieurs reprises dans Tenir jusqu’à l’aube votre personnage se connecte sur des forums à la recherche de réconfort, de soutien et de conseils. Qu’est-ce que cela dit selon vous de notre société ?

La narratrice essaie de se rapprocher de ses voisins, mais une sorte de méfiance s’exerce à l’égard de cette mère isolée. C’est sur internet qu’elle va finir par chercher de l’aide. On est parfois plus empathique avec quelqu’un qu’on ne connaît absolument pas sur internet, qu’avec son propre entourage. Même si cette empathie peut vite tourner au lynchage.

« L’absurdité naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde », écrit Camus dans Le Mythe de Sisyphe. Cette fuite nocturne, cette errance, cette brèche dans l’espace-temps, avec la culpabilité que votre personnage éprouve, est-ce un enfer ou un paradis artificiel ?

Ces fugues que la narratrice fait la nuit sont ses soupapes de sécurité. Elles sont tout autant des fuites en avant, puisqu’évidemment, elle met son enfant en danger en le laissant seul. Elle en a conscience mais ne peut s’empêcher de ressortir, une dernière fois, puis encore une dernière fois.

Vous dédicacez le livre à votre fils. Cette idée de fugue vous a-t-elle traversé l’esprit quand il avait lui-même l’âge du personnage de l’enfant de Tenir jusqu’à l’aube ?

Tout parent est traversé par moments par l’idée de laisser tout en plan, de fuir. Un conte comme Le Petit Poucet exprime ce fantasme, et cette terreur enfantine.

Les témoignages d’internautes sur le forum que l’on peut lire dans votre roman sont-ils authentiques ?

Citation 1Certains le sont, d’autres sont inventés. La narratrice tombe sur le témoignage de Beverly qui a projeté de tout quitter, de disparaitre. Or les internautes se déchaînent contre cette pauvre Beverly, la traitent de mère indigne, l’insultent… Les commentaires incarnent la pression sociale, que les femmes se mettent elles-mêmes. La société tolère l’absence totale des pères mais pas des mères. Qu’est-ce que ça veut dire ?

4002Pourquoi cet anonymat de vos personnages ? Est-ce pour montrer que votre personnage de mère solo a perdu sa propre identité ?

Oui, exactement, elle est réduite à sa fonction maternelle. Tout le monde la renvoie à cet unique rôle, « maintenant que vous êtes maman… ». Elle ne peut plus travailler ni circuler librement puisqu’elle n’a pas de place en crèche. Elle est en quelque sorte prisonnière de ce lien qu’elle assume seule. Elle-même ne se perçoit plus que comme mère, elle se dépersonnalise.

Le sexe est éludé dans ce roman. Une seule tentative aboutit et vous choisissez de ne pas décrire la scène, la laissant hors champ. Pour quelle raison ?

C’est un peu délicat, c’est un homme qu’elle vient juste de rencontrer via un site, l’enfant dort dans la pièce juste à côté, les conditions ne sont pas vraiment réunies pour une scène torride…

À quel moment, au cours de l’écriture de votre roman, avez-vous pensé à intégrer la nouvelle La Chèvre de monsieur Seguin d’Alphonse Daudet à votre récit ?

En milieu d’écriture, je lisais La Chèvre de Monsieur Seguin à mon fils et j’ai eu l’impression qu’Alphonse Daudet parlait des femmes et de leur désir d’émancipation… Si l’on remplace « chèvre » par « femme », le conte est très explicite…

Tenir jusqu’à l’aube est un roman à « sujet ». Qu’est-ce qui vous a attiré dans le sujet des mères dites « solos » ?

Leur silence. Leur discrétion. Ce sont des femmes qui élèvent les adultes de demain, elles sont extrêmement nombreuses et on n’entend jamais parler d’elles. Elles vivent isolées dans des appartements, elles travaillent et s’occupent des enfants, n’ont pas le temps pour autre chose.

Vous avez une écriture blanche. Ce choix stylistique s’est-il imposé pour coller au plus près à votre sujet ?

Oui, l’histoire était déjà dure, pas la peine d’en rajouter. J’essaie de me distancier aussi souvent par l’humour. L’humour est une arme, un pas de côté qui permet d’en dire bien plus que le pathos.

G01627_Une_femme_au_telephone.inddVotre écriture a également une dimension très orale. Votre précédent roman, Une femme au téléphone, était d’ailleurs un monologue. Des phrases courtes, nominales ou à l’infinitif semblent caractériser votre style. Y a-t-il une volonté délibérée de travailler une langue du quotidien, d’éviter les effets trop « littéraires » ?

Citation 2J’essaie d’inventer à chaque fois la voix la plus juste. Charlène dans Une femme au téléphone a un rapport très particulier à la langue, elle s’en sert non pour communiquer mais pour combler le vide, pour se décharger de ses angoisses. Je voulais que ça se sente dans la phrase, dans le rythme, que le lecteur ne puisse pas raccrocher. C’est la langue de l’emprise.

Tenir jusqu’à l’aube serait un « roman sociologique et féministe » pour Télérama [1]. Souscrivez-vous à cette définition de votre œuvre ?

Oui, tout à fait. Être féministe c’est simplement vouloir l’égalité hommes-femmes, ni plus, ni moins. Tenir jusqu’à l’aube est aussi une fable sur le désir de liberté, et le prix à payer pour cette liberté, pour les femmes. Je crois que nous ne sommes qu’au début de l’émancipation féminine, aux balbutiements. Comme l’écrivait Simone de Beauvoir « la femme libre est seulement en train de naître ». J’ajouterais que l’accouchement est long et douloureux.

3980Qu’est-ce qui a changé, selon vous, dans nos sociétés après la vague soulevée par le mouvement #MeeToo ?

Les femmes prennent conscience de leur pouvoir collectif. Elles comprennent qu’elles ne sont pas seules avec leurs expériences mais qu’elles la partagent avec beaucoup d’autres. Mais être femme ne signifie pas forcément être féministe, bien des hommes le sont plus que certaines femmes. Les femmes doivent aussi lâcher certains avantages si elles veulent l’égalité. Dans le cas de mon livre, je dirais que c’est la toute-puissance maternelle. Il faut partager ça avec les hommes aussi.

Vous avez réagi sur les réseaux sociaux à l’annonce des prix littéraires d’automne en déplorant que, comme l’an passé, les prix dans le domaine français ont été, cette année encore, attribués très majoritairement à des hommes. Quelles solutions proposeriez-vous pour faire évoluer la place des femmes dans ces lieux de pouvoir que sont les jurys littéraires ? 

Citation 3Je pense que les chiffres parlent d’eux-mêmes. Les prix littéraires restent attribués à des hommes, à plus de 80 % cette année. Or 85 % des lecteurs sont des lectrices. Les femmes continuent à lire des visions du monde portées par les hommes, à se percevoir à travers ce prisme-là. Il faudrait des quotas, pour faire avancer les choses, très nettement. Et des jurys tournant bien-sûr, comme dans les pays anglo-saxons.

Vous avez partagé sur les réseaux sociaux la tribune intitulée « Pour dire notre époque monstrueuse, il faut des romans monstrueux » de Sophie Divry, Aurélien Delsaux et Denis Michelis, publiée dans Le Monde [2]. Vous dites avoir failli la signer par amitié pour Sophie Divry, mais vous vous êtes finalement ravisée. Que pensez-vous de cette tribune et pour quelle raison ne l’avez-vous pas signée ?

Sophie Divry m’a contactée car nous partageons une certaine idée du roman contemporain, mais pour autant, je n’avais pas envie de donner de leçons aux autres écrivains et aux lecteurs, de leur dire, lisez ça plutôt que ça. Il y avait un côté donneur de leçon dans la tribune qui m’a gênée. Mais nous en avons parlé et je partage bien des idées de cette tribune, notamment celle ne pas abandonner exclusivement la théorie littéraire à la critique.

Vous êtes écrivaine et plasticienne. Pouvez-vous nous parler de vos travaux ?

Citation 4Oui, j’ai longtemps fait du portrait. Je dessinais des groupes, des gens dansant en discothèque par exemple. Je peignais à partir d’arrêts sur images de vidéos que je réalisais moi-même. Et puis petit à petit les mots sont venus s’inscrire sur les toiles. Et un jour est venu le problème du « quoi peindre », je ne savais plus quoi peindre. Les mots ont pris le relai naturellement. Jusqu’au jour où peut-être je ne saurai plus quoi écrire… J’espère qu’un autre medium viendra à mon secours à ce moment… Car je n’envisage pas de vivre sans créer.

Existe-t-il un lien, je dirais « organique », entre ces œuvres et l’écriture romanesque ?

Oui, on peut voir mes romans comme des portraits aussi. Ce qui m’intéresse ce sont les paysages humains, les relations entre les gens et leurs nouvelles modalités.

Est-ce que l’écriture de Tenir jusqu’à l’aube s’est faite sans trop de travail de réécriture ? Est-ce venu d’un seul coup ?

Oui je l’ai écrit dans l’urgence. J’en vois tous les défauts aujourd’hui et je continue d’écrire ce livre dans ma tête, je me dis qu’il manque une scène là, et puis une description. Mais les lecteurs me disent que c’est justement ce qui fait la force de l’écriture, cette urgence que l’on sent entre chaque ligne. Alors tant mieux. Et puis Tenir jusqu’à l’aube va peut-être être adapté au cinéma et j’aurai alors quelques nouvelles idées pour le scénario.

Vous êtes l’autrice de plusieurs romans depuis une dizaine d’années. Existe-il selon vous un lien, conscient ou inconscient, entre vos romans ?

Citation 5Oui sans doute ; j’essaie toujours de donner la voix aux sans-voix. D’amplifier ce que j’entends, ce que je ressens. Pour autant chaque livre est une totale remise en question au point de vue du sujet comme de la forme. Je recommence à zéro et c’est la même angoisse et la même frénésie à chaque fois.

Quel est votre premier lecteur ou votre première lectrice ?

Ça change à chaque livre, je n’ai pas de lecteur fétiche, hormis une très bonne amie, Isabelle, qui est toujours extrêmement sincère.

Quelle lectrice êtes-vous ? Quels auteurs et quelles autrices vous font vibrer ?

Je lis énormément. J’ai lu beaucoup de philosophie pour mes études, puis de biographies d’artistes, de peintres, de critiques d’art. Souvent les auteurs que j’aime sont à mi-chemin entre l’art et la littérature. Je citerais Valérie Mréjen, Hélèna Villovitch, Emmanuelle Pireyre, Emmanuelle Bayamack-Tam, Thomas Clerc, Édouard Levé, Clémentine Mélois…

Quel serait, selon vous, le grand roman féministe ?

Enfance de Nathalie Sarraute.

Et quel est, à vos yeux, le plus beau portrait de femme en littérature ?

Le journal d’Anaïs Nin.

Croyez-vous à la dimension thérapeutique de l’écriture ?

Je n’en sais rien, sans doute.

Vos romans sont courts. Ne ressentez-vous pas de frustration en avançant dans la narration, en mesurant ce que vous auriez aimé mettre dans votre livre et à quoi vous avez dû renoncer ?

J’ai le fantasme d’un « gros roman » et en même temps, j’ai l’esprit de synthèse, ça me vient de mes études de philo, je n’arrive pas à m’étendre sur 4 pages là où 4 lignes suffisent.

Vous publiez un roman tous les deux ans à peu près. Combien de temps vous faut-il avant de vous lancer dans l’écriture d’un nouveau roman ? Écrivez-vous vite ?

Citation 7Il faut le déclic bien sûr. Savoir « quoi écrire ». C’est le plus dur. Trouver un angle, un sujet. Ensuite oui, j’écris très vite, en quelques mois, puis encore plusieurs mois de réécriture avec mon éditeur de L’Arbalète, Thomas Simonnet.

Avez-vous toujours plusieurs projets de textes en cours ?

Non, pas du tout. J’ai des idées de texte, de sujets, mais quand je me lance dans un projet, c’est lui seul qui compte et qui m’habite pendant un an ou deux.

Vous relisez-vous, comme le dit Zadie Smith, « jusqu’à l’usure » ?

Oui, je dirais, jusqu’à l’aveuglement, jusqu’à ne plus rien voir. Dans ces cas-là, il faut s’imposer quelques semaines de diète !

Retravaillez-vous sans fin une phrase, ou privilégiez-vous le souffle, l’énergie de la langue ?

Citation 8Je privilégie le souffle et le rythme sur la phrase. Une belle phrase n’a de sens que dans un ensemble plus vaste qui est le roman.

« Je me souviens combien Les Jolies Choses a été terrible à écrire, à relire, à publier. En lutte permanente contre l’angoisse. C’était mon troisième livre, mais j’avais conscience que c’était lui qui ferait de moi un écrivain », a dit Virginie Despentes dans une interview [3]. À partir de quel roman avez-vous eu le sentiment d’être devenue écrivaine ?

Que nos vies aient l’air d’un film parfait.

Répondant à l’invitation d’Anne Rotenberg et Sylvia Minne, vous avez écrit la pièce This is not a love song pour la huitième édition du festival de théâtre « Le Paris des femmes – scènes d’auteures » [4]. Votre pièce sera mise en scène par Michel Vuillermoz au théâtre des Mathurins le 11 janvier 2019. Pouvez-vous nous dire quelques mots de cette manifestation et de votre pièce ?

« Le Paris des femmes » propose à des romancières d’écrire des pièces de théâtre qui seront mises en scène les 10, 11 et 12 janvier à Paris. Les textes sont aussi publiés aux éditions de l’Avant-Scène. Le thème cette année est « Noces ».

J’ai écrit un texte sur la violence conjugale. Un couple entend sa voisine se faire tabasser. Ils vont trouver toutes les mauvaises raisons pour ne pas intervenir. Vont-ils finir par la secourir ou fêter ce soir leurs noces de lâcheté ?

C’est un sujet qui me tient à cœur, que je n’aurais pas abordé de la même façon dans un roman. Le théâtre était le lieu idéal et je remercie Anne Rotenberg et Sylvia Minne de m’avoir offert cette opportunité.


Entretien réalisé par courrier électronique en décembre 2018. Propos recueillis par Guillaume Richez. Portraits de l’autrice © Véronique Marc.

[1] https://www.telerama.fr/livres/tenir-jusqua-laube,n5771281.php

[2] https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/11/03/pour-dire-notre-epoque-monstrueuse-il-faut-des-romans-monstrueux_5378351_3232.html

[3] https://www.telerama.fr/livre/virginie-despentes,121233.php

[4] http://www.parisdesfemmes.com/


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