Le Monde est rond de Gertrude Stein

71sKrlem4oL« Son nom est Rose et le bleu est sa couleur préférée. Mais bien sûr un lion n’est pas bleu. Rose le savait bien sûr un lion n’est pas bleu mais le bleu était sa couleur préférée. » (page 67)

Le Monde est rond (The World is Round) de Gertrude Stein a été publié pour la première fois en 1939, à New York, imprimé en caractères bleus sur des pages roses, dans une édition illustrée par Clement Hurd. C’est le premier (et sans doute le seul) texte cubiste pour enfants.

Le nom de Gertrude Stein a longtemps été associé à celui de Pablo Picasso. L’apport aux arts de cette écrivaine féministe qui aimait s’endormir dans les musées pour s’éveiller parmi les tableaux, ne consiste pas seulement à avoir découvert les grands peintres du XXème siècle que sont Picasso, Matisse ou encore Cézanne.

Portrait de Stein
Portrait de Gertrude Stein par Pablo Picasso, 1905-1906, Metropolitan Museum of Art
Capture
Illustration de Clement Hurd pour l’édition originale de 1939

Grande collectionneuse et passionnée d’art, elle a tenu salon avec sa compagne, Alice B. Toklas, dans son petit appartement parisien du 27 rue de Fleurus, adresse devenue mythique, où se retrouvaient les cercles de peintres parisiens. Suivant le modèle des salons du XVIIIème siècle, ces rencontres sont devenues un haut lieu d’échanges pour l’avant-garde du monde entier.

Le Monde est rond a été traduit en français en 1984 par Françoise Collin et Pierre Taminiaux. Cette nouvelle version des éditions Points, révisée par Anne Attali, s’appuie sur leur traduction. En s’approchant au plus près de l’original anglais, la traductrice a tenté de conserver aux mots leur simplicité mais aussi toute leur ambiguïté. Les jeux de sens et de sons, très présents dans le texte anglais, sont parfois difficiles à restituer en français.

L’œuvre de Gertrude Stein est caractérisée par l’invention d’une écriture répétitive, musicale et poétique, écriture qui tente de saisir l’essence des êtres et des choses pour les incarner en phrases.

Dans son adresse « Au Lecteur » (page 9), l’autrice donne quelques indications, telle une cheffe d’orchestre, sur la manière de lire son texte : Le Monde est rond doit être lu à voix haute et vite. C’est un conte qui s’ouvre par la formule magique « Once upon a time » (traduite par « en ce temps-là »), conte dans lequel perce l’œil averti de la passionnée d’art : « Quand les montagnes sont vraiment vraies elle sont bleues » lit-on page 81.

Le Monde est rond est une ritournelle. Et chaque répétition fait douter du sens des mots prononcés :

« C’était un drôle d’endroit cette ville c’est-à-dire que ç’aurait pu ne pas être un drôle d’endroit c’était juste comme n’importe quel endroit sauf que chacun avait toujours un animal sauvage avec soi, les hommes les femmes et les enfants et très souvent ils étaient sur un bateau et l’animal sauvage avec eux et bien sûr les animaux sauvages sont sauvages, bien sûr ils sont sauvages.

C’était un drôle d’endroit. » (p. 49)

Capture2Pour la peintre Aurélie Nemours [1], le rythme chez Stein est essentiel, car c’est le rythme qui crée la forme. Selon elle, ce rythme aurait pour origine le scat, non pas dans sa forme popularisée par les chanteurs de jazz au XXème siècle, mais dans celle primitive, originelle, qui, pour Aurélie Nemours, confère à l’écriture de Stein une dimension métaphysique.

Ainsi, « une vache est un chat » peut-on lire page 95, – syntagme grammaticalement correct, et drôle, tout comme l’est ce passage : « Et quand on marche sur l’herbe il est plus dur de voir où est là. Et de toutes manières qu’est-ce que ça disait. L’herbe ne disait pas de toutes manières, elle était verte et rien de vert n’a jamais rien eu à dire. » (pp. 137-138)

La lectrice et le lecteur sont ainsi conviés à une révolution du langage sur lui-même, un renversement du sens, – thème central dans le texte (le monde à l’envers). D’où ce questionnement qui revient sans cesse comme un refrain entêtant : « Si le monde est rond un lion en tomberait-il. » (p. 65) Si l’on renverse le sens des mots, qu’advient-il du monde ?

Comme le dit Aurélie Nemours, chez Stein chaque mot est plein. Et quand un mot disparaît du texte, l’être auquel il se réfère disparaît avec lui : « Ainsi c’est tout ce qu’il y eut sur Billie le lion et il ne fut plus jamais là nulle part ni ici ni là ni là ni ici, Billie le lion ne fut jamais plus nulle part. Fin de Billie le lion. » (p. 79)

le monde est rondSi l’on ne peut que se réjouir de cette édition qui permet de (re)découvrir en poche ce beau texte de Gertrude Stein, on peut toutefois regretter le manque d’originalité de l’ouvrage dans sa confection bien trop sage, alors que l’édition originale en grand format, conçue par les éditions Esperluète en 2011, était taillée pour que l’œil du lecteur et de la lectrice passe à travers le livre grâce au rond découpé sur les deux couvertures, l’une ouvrant sur la version française, l’autre anglaise, ce qui matérialisait en quelque sorte la langue même de la poétesse – livre-objet / objet-livre – qui joue et déjoue, construit et déconstruit dans ce conte notre rapport au monde et aux choses par les mots.

« Croyez-vous que Rose est une rose / Si sa couleur préférée est le bleu ? » (p. 89)


Le Monde est rond (The World is Round) de Gertrude Stein, traduction revue par Anne Attali, éditions bilingue anglais-français, Esperluète éditions pour le grand format, éditions Points, octobre 2018, pour le format poche.

[1] https://www.franceculture.fr/emissions/latelier-de-la-creation-14-15/lopera-bleu-des-mots-deuxieme-partie-gertrude-stein-ecrivain


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