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Clément Kalsa est poète et dramaturge. Il a cofondé la compagnie Ensemble Poursuite, qui met en scène plusieurs de ses pièces. Il a publié poèmes, récits et chroniques en revue. Sa première pièce, Falaise, a été publiée aux éditions de Corlevour en 2022.
Château-Tyran est publié dans un livre d’art en deux parties, intitulé SUTURE, le texte d’un côté et de l’autre, des dessins de Julien Spianti. L’ouvrage est postfacé par le metteur en scène Thomas Ostermeier.
« Ecoutons mourir nos enfants, nos parents, les gens que nous ne voulons pas sauver. »
Château-Tyran est une pièce en trois actes, une tragédie à quatre personnages, une mère, ses deux enfants et un ami-amant de tous, liens tissés entre eux comme une toile empoisonnée.
Le grand-père, père de la mère, grand artiste adulé vient de mourir. Un crime a été perpétré. Une vérité doit éclater. C’est le moment. C’est l’enjeu de la pièce.
Il y a ceux qui dominent l’action et ceux qui la subissent. Ceux qui dirigent leur vie et ceux qui sont à côté. Ceux qui dominent sont ceux qui dominent la parole sur scène, décident de ce dont on parle, orchestrent et administrent les rôles.
L’enjeu de la parole est de couvrir ou découvrir un crime. Il y a un secret. Le langage pourrait servir à élucider, faire la lumière, permettre à une vérité de voir le jour.
Ceux qui dissimulent se targuent d’être ainsi devenus « adultes », tandis que ceux qui cherchent à saisir le caché, les personnages jeunes, sont empêchés et doivent endurer le silence jusqu’à implosion. C’est une tragédie qui procède du caractère médiocre et maléfique de la nature humaine sociale, familiale.
En fait, tout est déjà joué, il n’y aura pas de libération par la parole, le langage sert à maintenir un pouvoir fondé sur le silence. Il ne sauvera personne.
L’action est intrigante et pleine de rebondissements, elle se déroule sur plusieurs années, tenant en cela du roman. C’est que les personnages dominés se débattent comme des noyés. C’est un texte noir, une histoire de manipulation, mais un texte nerveux, tumultueux où la lectrice, le lecteur, ressent quasi simultanément la jouissance des dominants et la douleur des dominés. Chacun se tenant au bord du gouffre construit ensemble.
Marie-Philippe Joncheray : Clément, en lisant ta pièce, j’ai pensé aux amants diaboliques, le plaisir de la complicité qui se forge dans l’accomplissement du Mal. J’ai aussi pensé à l’actualité du mouvement MeToo.
Dans le domaine des abus sexuels, il existe depuis peu dans le droit indien la qualification de suicide forcé dont la cause est imputable au mari qui a forcé le mariage. Et comme j’arrive du Japon, c’est ce qui se passe là-bas qui m’est venu à l’esprit. Au Japon, MeToo a lieu aussi mais comme on ne parle pas, comme il faut à tout prix sauvegarder les apparences, sauver la face, préserver les convenances qui régissent les relations sociales publiques et privées, quand on est victime d’abus, on ne parle pas, on se supprime, on se suicide.
Est-ce que tu as pensé à cette actualité en écrivant ta pièce ?
Clément Kalsa : Je n’y ai pas pensé car, étrangement, cet ultime acte de violence n’existait pas dans le récit originel, tel que je me l’étais imaginé. Ce n’est qu’après avoir laissé vivre ces personnages pendant quelques scènes que cela s’est imposé.
Ainsi, paradoxalement, ce qui constitue désormais le noyau de la pièce, vers lequel le regard se tourne, n’existait pas au moment où j’ai commencé à écrire. Cela donne quelque chose d’assez pirandellien : quand les personnages nous saisissent pour raconter leur histoire, il faut accepter de les suivre.
Ma première pièce, Falaise, partait d’une hypothèse pessimiste sur le droit : pourquoi avons-nous eu besoin de juger des porcs (au sens des animaux, pas au sens de MeToo) et de donner à leurs actes un sens criminel ?
Si Falaise utilisait la dramaturgie du procès, Château-Tyran fonctionne, lui, comme une enquête impossible. Comment faire l’archéologie d’une vérité à partir de la parole, de l’aveu et, en particulier, de l’aveu d’un criminel ?
Mais bon… Il n’y a probablement rien de plus inactuel que de s’interroger sur les liens entre parole et vérité.
MPJ : Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire cette pièce ?
CK : L’un des points de départ de cette pièce fut une affaire criminelle américaine qui m’avait paru particulièrement féconde, celle autour de NXIVM, qui était à la fois une secte et une entreprise de bien-être et un réseau d’esclavage, une sorte de démonstration que le capitalisme néo-libéral confine à un délire religieux propre et à l’abus des corps et des esprits.
Ça a été l’un des points de départ. À partir de là, la famille constitue toujours un formidable matériau théâtral, depuis les Atrides et Hamlet.
Dans toutes les familles, il y a un sang qui coule et ce sang vient parfois de très loin, de derrière des digues infranchissables. Cette circulation est remplie de vie et de mort, de folies criminelles et de catastrophes secrètes, enveloppées dans le silence que sécrètent la famille et le temps. C’est cela que j’ai voulu interroger.
Une autre dimension qui m’a intéressé fut celle de la contamination, de la circulation vénéneuse des mots. Les relations entre les personnages fonctionnent comme des palimpsestes où les histoires sont réécrites en permanence, les mots retournés dans leur sens jusqu’au point de rupture où quelque chose se casse. Avant de se renouer encore, par d’autres récits…
MPJ : La pièce a non seulement une dimension romanesque mais aussi poétique, par la présence d’images puissantes et marquantes, presque des tableaux qui ressortent et marquent l’imagination. Puisque tu écris aussi des récits et de la poésie, pourquoi as-tu choisi la forme dramatique ? En quoi est-elle particulièrement efficace pour dire ce que tu voulais dire ?
CK : Tu parlais de complicité dans l’accomplissement du Mal : je crois que Château-Tyran est une pièce sur la dimension spéculaire et mimétique du langage, sur la fonction ambiguë qu’a le langage d’être un miroir pour celui qui y a recours. Dans la pièce, les personnages parlent mais ils n’échangent jamais : le langage leur sert essentiellement à monter des cages de miroirs pour s’y dissimuler des autres.
Et je pense que le théâtre se prête tout particulièrement à accuser cette fonction du langage et à la dénoncer à l’œuvre.
Le personnage de gourou qui a inspiré Eliot est essentiellement médiocre. Les journalistes qui l’avaient interviewé étaient assez catastrophés de constater que ce type était sans intérêt, plat, gris.
La seule grandeur tragique qui le vêt est celle d’avoir été là, sur la route de personnes qui recherchaient un miroir où se regarder. Et je pense que ce tragique-là se représente parfaitement sur une scène de théâtre.
Pour autant, je n’attache pas tellement d’importance aux catégories littéraires. Quand j’ai commencé à écrire de la poésie, mes poèmes étaient mis en scène et si nous avons fait ce livre avec Julien Spianti, comme une mise en scène silencieuse, c’est aussi une façon de montrer différemment l’écriture théâtrale.
MPJ : Écrire une pièce de théâtre, est-ce un moyen d’agir ?
CK : Écrire, c’est agir, mais agir en s’arrachant à toute forme de militantisme, c’est à dire à toute partialité. Agir dans le sens d’une fidélité de la parole à la vie, dans toute sa complexité, est la condition de toute écriture. Cela me paraît une exigence que se doit l’écriture à elle-même et à ceux qui en attendent quelque chose.
À mon avis, l’art n’en a rien à faire de changer les choses (et, globalement, les artistes n’en ont ni les moyens, ni l’envie). L’art doit nommer, tout nommer, avec comme seul souci la précision et la vérité. Si cela agit, c’est en donnant la possibilité de la contemplation — et une saine contemplation ne peut qu’aboutir au désir de subvertir le monde — et c’est tout ce qu’on devrait lui demander.
Marie-Philippe Joncheray
Clément Kalsa, Château-Tyran in SUTURE, éditions de Corlevour, avril 2024