La Línea d’Audrey Regala

En 2016, Audrey Regala entreprend une marche de soixante-quatorze jours, sur mille sept cents kilomètres, seule, pour relier Marseille à Gibraltar, en longeant la côte méditerranéenne, cap au sud. De son journal de bord, l’autrice extrait à son retour le matériau dont est tiré La Línea, — œuvre singulière et premier livre de l’autrice qui explore les limites du texte sur la surface imprimée de la page et rejette les assignations du format texte.

« l’horizon

un rocher

ma guitare

un homme

dehors

soleil

vent

la disparition

le vide

la gare

abandon » (43ème jour – 19,1 km [1])

Audrey Regala recrée sur les pages de son livre un dispositif spatial où la lecture, — paradoxalement ici non-linéaire —, devient accidentée. Ce qui prévaut dans cette œuvre impressionniste c’est l’expérience : transposer celle vécue par l’autrice dans un processus au cours duquel les lecteurs et les lectrices pourront à leur tour éprouver, durant l’acte de lecture, les différentes émotions ressenties par la poétesse et artiste.

« Nuit

une matinée

la ville

la chute

la douleur

les rues

froid

glacée » (53 – 8,4)

À de rares exceptions près, tous les verbes sont à l’infinitif [2]. Il s’agit principalement des verbes monter, descendre, grimper, longer, et s’éloigner qui tracent une carte mentale en relief. L’emploi par l’autrice de ce mode impersonnel est ici remarquable car il prend dans cette configuration radicale une valeur verbale totalement inédite.

« sentier

terre

2 cyclistes

monter la colline

une pente

la roche

la nature

chemin

longer

pierres

la côte

se faufiler

les roches

monte

descends » (58 – 14,2)

L’impersonnalité du récit est cependant relative, car même si l’autrice n’utilise jamais le pronom personnel je, sa présence est néanmoins signalée dans le texte, notamment par les adjectifs possessifs mon et ma [3] et le e final comme marque du féminin [4]. Mais surtout sa présence transparaît dans le dispositif lui-même : l’isolement sur la page de chaque mot (ou, beaucoup plus rarement, de groupes de deux ou trois mots) renvoie à la solitude de l’autrice lors de son périple.

« le vent

une dune

abris

sable

froid

chemin

sable

sable

sable

la plage

rochers

algues

coquillages

plage

paysage

ligne » (47– 21,1)

Nous parlions d’expérience, mais l’expérience seule ne suffit pas à conférer à un texte une dimension esthétique, aussi minimaliste soit-elle. Et c’est là qu’Audrey Regala réussit un véritable tour de force, car son dispositif ne tourne jamais à vide. L’équilibre, pourtant fragile avec un parti pris aussi radical, n’est jamais rompu : non seulement le dispositif produit du sens mais il provoque également une émotion esthétique diffuse.

« Plage

plage

plage

froid

[…]

isolée

2 arbres

la nuit

silence

guitare

étoiles. » (48 – 18)

Chaque séquence commence par une majuscule et se termine par un point, l’autrice transposant dans l’écriture le plan-séquence, sans la fluidité du mouvement de la caméra mais avec une longue phrase-séquence [5] dans laquelle c’est moins la plasticité (la fluidité) qui importe que le montage saccadé des mots-images (ou des images-mots) les uns sous les autres, comme une pellicule cinématographique qui aurait tendance à sauter.

« une femme

la plage

15 minutes

bloquée

bras de mer

pieds nus

plage

bambous

bras de mer

sable

basculer » (69 – 21,8)

Ce premier livre d’Audrey Regala témoigne avant tout du processus d’écriture lui-même, en laissant l’écriture s’apparaître pour elle-même. Sa monstration. Chaque mot est prélevé (l’équivalent d’une prise de vue), découpé et projeté sur la page comme une image sur un écran. En cela, La Línea est autant le livre brillant et sensible d’une artiste émergente que d’une talentueuse poétesse en devenir.


Audrey Regala, La Línea, éditions LansKine, novembre 2021

[1] Le livre n’est pas paginé. Chaque séquence se clôt sur l’indication du jour et du nombre de kilomètres parcourus dans la journée.

[2] Parmi les exceptions, nous citerons par exemple « monte » (jour 48), « monte / descends » (58), sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit d’un présent de l’indicatif ou d’un impératif, bien que l’absence de sujet exprimé fasse ici plutôt penser à l’impératif.

[3] « ma guitare » (48), « mon élan » (49), « mon souffle » (58), « mon hamac » (60), « ma peur » (61), « mon abri » (62) « mon coin » (62), « ma fatigue » (67), « mon bâton » (69), « ma place » (69), « mes pieds » (74).

[4] « isolée » (48), « seule » (51), « glacée » (53), « bloquée » (59), « suivie » (61), « perdue » (61), « trempée » (62), « cernée » (63), « frôlée » (63), « entourée » (63), « suivie » (66), « bousculée » (67), « bloquée » (69), « bloquée » (71), « bloquée » (72), « trempée » (72), « coincée » (73), « bloquée » (74), « trempée » (74).

[5] Le livre comporte quelques rares exceptions à cette construction en phrase-séquence : nous avons noté un point qui interrompt la séquence aux jours 49 (« pause. »), 61 (« pause. ») et 73 (« l’autre continent. »).


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