Hommage à Delphine Bretesché

Delphine Bretesché, poétesse, dramaturge, performeuse et artiste nantaise, nous a quitté·e·s le 23 décembre 2021, à l’âge de 49 ans. Diplômée de l’École supérieure des beaux-arts de Nantes métropole en 2001, et d’un diplôme universitaire Art, danse et performance de l’université de Besançon en 2014, elle est publiée notamment par les éditions La Marelle, Color Gang, ainsi que chez Joca Seria et LansKine qui a fait paraître son dernier livre, Québec festin ! en décembre dernier, et publiera prochainement son conte, La plus belle cheval maman jument du monde.

En son hommage, la radio Jet fm a diffusé le 11 janvier une émission où l’on a pu entendre des archives et des témoignages de personnes qui ont connu Delphine [1]. Nous publions ici les textes d’Hélène Gaudy, Anthony Poiraudeau et Yves Arcaix, et partageons également un entretien réalisé par Adrien Meignan pour son blog Des mots sur l’éphémère mouvement.


On sortait d’une lecture musicale près du lac de Grand-Lieu. On s’était retrouvés au bar des pêcheurs, au bord d’une route, tout était noir sauf ce lieu improbable où il faisait chaud, où il y avait une bande de jeunes bourrés qui criaient autour d’une boule à facette. C’était un petit monde découpé sur la nuit. Plein de chaleur, d’électricité. Un monde éphémère, un peu étrange, un peu inquiétant, mais un monde très vivant.

C’est là qu’on s’est vraiment parlé pour la première fois, et même s’il y a eu beaucoup d’autres moments, je continuerai, je crois, à associer Delphine à ça : ce petit monde électrique, découpé sur la nuit.

La boule à facettes.

Les lueurs blanches sur les murs.

D’un coup, son enthousiasme, sa joie.

Les choses qu’elle racontait sans fausse pudeur.

Les projets qui fusaient.

Ce soir-là, elle m’a demandé si je pouvais lui « prêter mon mec » pour qu’elle fasse elle aussi des lectures musicales avec lui.

Bien sûr, j’ai dit oui.

Plus tard, ils ont joué ensemble, il y a eu des scènes, il y a eu un livre, une exposition et, surtout, cette amitié tellement vive et partageuse.

Delphine était comme ça : un simple oui et d’un coup, tout un rhizome se dessinait, tout un réseau de liens qui couraient entre nous.

Je lis, j’entends souvent qu’il est impossible de réaliser qu’elle n’est plus là tellement elle était vivante. C’est vrai. Chaque jour, on essaie et on n’y arrive pas. Mais si c’est tellement impossible à réaliser, c’est peut-être que ce ne sera jamais tout à fait vrai.

Je ressens chaque jour cette évidence : tout ce qu’elle a essaimé reste fondamentalement tangible, vivant.

Ce rhizome.

La force de l’amitié.

Le Delphine power : ce qui reste d’elle et dont on prendra soin comme elle a pris soin de nous toutes, de nous tous, même croisés quelques fois seulement, ça suffisait.

Son attention extrême même dans les derniers mois, les dernières semaines.

En octobre, elle nous a envoyé l’un de ses dessins. Le seul, à ma connaissance, où elle figure, puisqu’on aperçoit, posés sur sa table basse, ses pieds portant des chaussons à pompons.

Chez nous, il est désormais encadré juste à côté de la porte, aussi je le regarde souvent quand je sors et je me dis qu’elle aurait aimé ça, qu’on voie quelque chose d’elle à chaque fois qu’on retrouve le dehors.

Je me souviendrai des derniers moments où on pouvait encore échanger et rire.

De toutes les fois où on a trinqué à sa santé.

Des messages reçus, envoyés, et du tout dernier, où elle écrivait seulement : « Joie ».

De la boule à facettes au bord du lac.

De cette chaleur électrique découpée sur la nuit, qui n’a pas fini d’irradier.

À chaque fois que je regarde le dessin qu’elle nous a offert, je remarque de nouveaux détails.

La date, qui est celle de mon anniversaire, sans que je me souvienne la lui avoir indiquée.

Dans la boule à neige posée sur la table basse, la minuscule Bonne-Mère et tout Marseille qu’elle aimait tant.

Derrière la fenêtre, les ramifications du feuillage.

Et, ce matin, dans le petit buffet qu’elle a dessiné, j’ai découvert une multitude de flûtes de champagne, pour qu’on ne cesse jamais de trinquer.

Hélène Gaudy [2]


Journal dessiné (extrait)

« Des centaines et des centaines de vers de terre se tortillent au sol dans l’eau / je marche en faisant glisser mes pieds pour ne pas les écraser / peut être préfèreraient-ils être écrasés ? Il fait nuit. Ça sent la vase. Je cherche les bougies à la lueur verte de la sortie de secours / les allumettes / ça va pas être pratique les plaques inductions. Je regarde dans le frigo éteint : compotes équitables pain de mie bio pâté de ragondin et une bouteille de blanc. Je regarde les vers de terre s’activer autour de mes chaussures. Les gars vous énervez pas y’a peut-être une drôle de crue mais vous me mangerez plus tard. Beaucoup plus tard. Je sors la bouteille, le tire-bouchon et un petit verre rond marqué 16 au fond. On va pas se laisser abattre. »

Ce que je viens de lire est un petit bout d’un texte de Delphine qui n’est pas encore publié, mais qui le sera bientôt [3]. Il prendra place dans un livre composé de quatre textes, un texte de Delphine, un texte d’Hélène Gaudy, un texte de Kossi Efoui, un texte de moi, avec des interventions graphiques de Didier Trenet. Et ça raconte une grande inondation tout autour du lac de Grand-Lieu, beaucoup plus grande que les crues habituelles, un phénomène énorme, anormal et incompréhensible.

Quand Delphine est morte, je me suis mis à écouter pas mal d’entretiens enregistrés d’elle, à lire ou relire tous les textes d’elle que je pouvais trouver. C’est terrible, mais c’est à ce moment-là que j’ai eu le sentiment de vraiment me mettre à connaître son travail, à vraiment rencontrer en profondeur ce que faisait Delphine. Je connaissais déjà pas mal de ses dessins, de ses textes et de ses performances, mais c’est après avoir appris qu’elle venait de disparaître que j’ai eu le sentiment de vraiment me plonger dans son travail. C’est sans doute banal, que la mort de quelqu’un nous le fasse davantage découvrir, comme est sans doute très banal le grand regret que ça me procure :

Delphine, c’est quand tu es morte que j’ai mesuré à quel point j’aurais voulu qu’on mène ensemble des projets d’écriture, d’édition ou de performance, et que j’ai senti à quel point j’aurais appris et reçu en travaillant avec toi. Maintenant, je chéris ce livre qu’on a écrit ensemble, avec Hélène, Kossi, Didier et toi, grâce à Arnaud de la Cotte qui nous a invité·es et réuni·es. J’ai eu la chance et le bonheur de travailler quand même une fois avec toi. Ce livre, on devait le performer tous les quatre ensemble fin novembre, dans un théâtre à Nantes, avec Xavier Mussat à la guitare et Guillaume Ertaud aux percussions, toutes et tous ensemble sur scène devant une vidéo d’Arnaud de la Cotte – je veux citer tous les noms parce que tu chérissais et faisais chérir les liens humains et les rencontres. Mais même si, les veilles et lendemain du festival où cette performance était programmée, on s’envoyait des messages et des emojis pour s’adresser des pensées et de l’affection, pour se dire qu’on était ensemble quand même, la maladie ne t’a pas permis d’être là. C’est Méliné Ter Minassian qui a lu ton texte sur scène avec nous, et elle l’a très bien fait, ton texte a été très bien donné au public. Mais quelle putain de tristesse quelques semaines plus tard de se dire, définitivement, que ce n’était pas que partie remise de performer avec toi sur un plateau.

Dans l’extrait du texte de Delphine que j’ai lu, il y a cette expression « on va pas se laisser abattre ». Delphine l’emploie aussi dans un autre texte, intitulé Mesurer ce qui nous sépare, qu’elle a lu au Lieu Unique en novembre 2020 avec Maude Veilleux. C’est un texte qui raconte entre autres choses le retour de la maladie, et le « on va pas se laisser abattre » sonne cette fois nettement plus inquiet, un peu comme une question dont on n’aurait pas la réponse. Mais la fin de ce texte est solaire, delphinissime, et il est habité par cette conviction tellement puissante de Delphine que les humaines et les humains vont se faire du bien en étant ensemble, en étant solidaires et en prenant soin les unes et les uns des autres.

Donc, on va pas se laisser abattre, Delphine. On te doit et on se doit de prendre soin de tout ce que tu nous as apporté de joie, de générosité, de profondeur et de bonté. On te doit et on se doit d’entretenir ce grand espoir qu’ensemble on devra mutuellement se faire du bien, et que non seulement on le devra mais que, réellement, on le fera.

Dans l’école d’art où je travaille, j’ai montré plusieurs fois aux étudiantes et aux étudiants une captation vidéo d’une performance de Delphine qui s’appelle Premiers de cordée. La dernière fois que je l’ai montrée, je savais Delphine très malade et j’ai été de plus en plus ému à mesure que la vidéo se déroulait. Je vais continuer à la montrer, et comment, mais j’espère quand même que je ne me mettrai pas à pleurer à ce moment-là, à l’avenir : un prof qui pleure pendant un cours, c’est vraiment trop embarrassant pour tout le monde. La fin du texte est pleine de tant d’amour que je pourrais trouver ça niais ou nunuche, mais porté par Delphine, c’est tellement vrai et sensible que ce n’est ni nunuche ni niais, c’est bouleversant, c’est magnifique.

La fin du texte, c’est ça :

« Tu chutes

tu attends l’explosion

et à l’instant du grand fracas contre le sol

à l’instant du contact

une brassée de bras t’accueille

amortit ta chute

te laisse rebondir dans les bras des sans corde

sans sécurité autre que leurs bras qui s’ouvrent

accueillent

réceptionnent.

REQUIN

Ils observent ton corps secoué

ta bouche ouverte

tes mains déchirées

cicatrisées

brûlées par des cordes

te trouvent maigre

n’y croient pas à ce si haut tombé

tâtent ton flanc

observent ton cul bien léché

te font tirer la langue

explosent de rire devant une langue si lisse.

REQUIN

Ils te demandent si tu as faim.

Cela fait longtemps qu’ils et elles ont quitté l’ascension.

Certaines même dont les yeux brillent n’ont jamais eu envie d’une corde.

Ils enveloppent tes mains

recouvrent ton

te tiennent

toi qui ne sais que grimper la paroi à cinq centimètres

t’apprennent à regarder loin

un pied devant l’autre

horizontal

t’apprennent à marcher

horizontal

t’apprennent à te coucher

horizontal.

Tu veux sourire

tu mords.

Tu veux pleurer

tu mords.

À oser le plaisir ton cœur s’affole.

REQUIN

T’étendre

à plat

à côté

aux côtés

avec

en compagnie

en humanité

ensemble

ensemble

ensemble. »

Salut Delphine, merci pour tout.

Anthony Poiraudeau [4], 7 janvier 2022


Dernière publication de l’autrice : Québec festin ! publié chez LansKine en décembre 2021

La première fois que j’ai rencontré Delphine Bretesché, ce fut à son mariage.

Ou plutôt à l’occasion de l’un de ses multiples mariages.

Ou plutôt à l’occasion de l’un des multiples mariages de son alter-égo.

La bien nommée Ernestine Sauveage.

Qui à tire-larigot, passait la bague au doigt, et le temps d’un cliché photographique, aux invité·e·s du festival Écrivains en bord de mer de La Baule organisé par Bernard et Brigitte Martin de Joca Seria.

La liste des heureux élus et heureuses élues est trop longue pour ici la mentionner dans son intégralité, mais cette performance de Delphine est évoquée dans la revue Éponyme (n°3 – Été 2006 – éd. Joca Seria).

Le titre de cette performance ne laisse pas de doute sur une envie de rencontres et de partages : Aujourd’hui comme d’habitude, je me marie.

Dans le revue Éponyme, il y a un court texte de Delphine en introduction.

Texte drôle, touchant, décalé, magnifique, essentiel et mémorable, tout comme elle.

Texte que je ne résiste pas à reprendre ici dans son intégralité :

Dimanche dernier j’ai manger des huîtres. Ce n’est plus un mois en « r » que mai, malgré cela j’ai acheté des huitres et B. les a ouvertes. Nous mangeons dehors je m’assieds beurre ma tartine un verre de muscadet bien frais mouille mon verre. Il fait chaud nous rions et je soulève la coquille.

Je prends mon quart de citron, huitre en main plus près de mes yeux quand incroyable quelque chose bougea dans l’huître. Tout près du pied tranché de la bête battait son cœur. An 2006, 14h45 je découvre le cœur de l’huître alors que je suis déjà diplômée des beaux-arts de Nantes, à deux pas de mon atelier et en pleine préparation de travaux sur papier de Roumanie, à l’encre.

Y’ a des jours…

De cette rencontre, me reste le souvenir inoubliable de Delphine-Ernestine sur les marches de la Chapelle St-Anne de La Baule, en tenue très chic et décalée avec un chapeau So British, et fin prête pour ses multiples mariages. Elle était resplendissante dans la lumière de cet été 2005.

Après cette première rencontre nous nous sommes souvent revus, avons échangé, partagé de beaux moments, toujours rigolé, correspondu et cela jusqu’à il n’y a pas si longtemps.

Je n’en ai pas la trace ou preuve photographique, mais dans mon souvenir le traditionnel bouquet de fleurs de notre chère mariée compulsive était un chou-fleur joliment emballé.

Cela n’est peut-être pas totalement exact, mais ce souvenir m’accompagne depuis et me plaît bien.

En finissant d’écrire ces quelques lignes en hommage à Delphine, je vois son sourire et entends son rire si communicatif que je n’oublierai jamais.

Yves Arcaix [5], 9 janvier 2022


Entretien avec Delphine Bretesché par Adrien Meignan, novembre 2019


Photographies de Delphine Bretesché © Béatrice Cruveiller

[1] http://jetfm.fr/site/Delphine-Bretesche-un-hommage.html

[2] Hélène Gaudy est écrivaine. Elle est membre du collectif Inculte. Dernier ouvrage publié : Un monde sans rivage (Actes sud, 2019).

[3] Débordements, éditions Joca Seria, mars 2022.

[4] Anthony Poiraudeau est écrivain. Dernier ouvrage publié : Churchill, Manitoba (Inculte, 2017).

[5] Yves Arcaix est comédien, metteur en scène, et créateur du festival littéraire et artistique Bifurcations.


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