Lettres aux jeunes poétesses

« Inutile d’avoir fait beaucoup d’études littéraires pour s’apercevoir que la poésie française est l’une des plus misogynes qui soient. La langue n’est pas sexuée. Ces dames sont priées de mettre leur utérus sur la table », pouvons-nous lire dans la lettre de Liliane Giraudon (page 49).

À l’origine de ces merveilleuses Lettres aux jeunes poétesses, écrites par vingt-et-une poétes·ses francophones, il y a une anecdote relatée par Aurélie Olivier, initiatrice de l’ouvrage, dans sa préface. Une anecdote révélatrice du sexisme systémique qui régnait quarante ans plus tôt dans le milieu de la poésie. Et qui y règne encore, à en croire Chloé Delaume :

« Tu passeras souvent pour une folle, parce que les écrivaines sont folles, tandis que leurs collègues sont juste des génies alcooliques. […] Tu te feras couper la parole sur les plateaux des festivals, autant par tes collègues que par les modérateurs. […] Tu ne seras jamais la sachante. L’écrivain mâle sera questionné sur la conception de son ouvrage, l’élaboration de sa structure. Toi, on te demandera si la sortie de ton livre t’a fâchée avec ta famille. » (pp. 19-18)

Chloé Delaume © Philippe Lévy

Si vous aviez-vous encore quelques doutes sur la place « laissée » aux femmes en littérature, il vous suffira, pour les dissiper, de consulter la liste des lauréat·e·s des prix littéraires, notamment en France, ainsi que la composition des jurys qui les décernent. « Ce qui tue, rappelle Rim Battal, ce n’est ni la poésie, ni les émotions ni l’expérience. Ce qui tue, c’est l’inaction, les blagues sexistes et les mains au cul […]. » (p. 46).

Dès lors, la parole de ces vingt-et-une poétesses dépasse le simple geste d’autodéfense pour trancher dans le vif. Elle devient un acte. Un acte de guerre dans le prolongement du mouvement #MeToo. Car, ainsi que l’autrice du travail de la viande le rappelle, « Quelle blessure n’est pas de guerre et venue de la société tout entière ? Quelle langue ? » (p. 50).

C’est là que la parution de cet ouvrage collectif, dans la belle collection Des écrits pour la parole, créée et portée par Claire Stavaux, prend pleinement son sens. L’éditrice expliquait dans un entretien l’origine de cette collection : « La littérature doit rester un espace qui permet la réflexion, la distance. Un laboratoire de l’imaginaire social, comme disait Wolfgang Heise. À partir de là, elle devient politique, un espace de lutte, intime et collective. » [1]

Rim Battal © Dorothée Sarah (Instagram : @dorotheesarah)

Dans cette œuvre chorale, certains solos se font déchirants. Ainsi en est-il de la voix blessée de Sophie G. Lucas qui s’élève dans son texte vibrant en un chant douloureux : « Il n’y a pas de miracle d’écriture. / C’est là. C’est là depuis toujours. / Je découds ma bouche lorsque j’écris. […] Lorsque j’écris. Je crois bien que je hurle. / Mais ça je ne le dis pas. Je le passe sous silence. / J’écris. » (pp. 73-74).

« […] manque de bol, tu es née avec un utérus », ironise Marina Skalova (p. 83), avant que d’ajouter cette injonction terrible : « Que ton corps ne soit jamais nié dans ton écriture / Écris tes viols tes avortements tes accouchements » (p. 86).

Il ne s’agit évidemment pas ici de définir ce que serait une « poésie féminine », mais au contraire de tenter de briser la représentation dans laquelle le patriarcat voudrait enfermer les poétes·ses : « Tu entendras des choses comme ‘‘les romancières travaillent l’intime, les romanciers l’universel’’. Ou comme ‘‘l’autofiction, faut bien l’avouer, c’est quand même un truc de gonzesse », confie l’autrice du Cri du sablier (p. 19). Rien de mieux pour cela que de s’attaquer aux clichés : « Tes mots ne sont pas des fleurs / Ils ne magnifient rien et ne sentent pas très bon », écrit Marina Skalova (p. 82).

RER Q © Marie Rouge

Les membres du collectif RER Q (etaïnn zwer, Claire Finch, Élodie Petit, Camille Cornu, Wendy Delorme, Rébecca Chaillon) affirment vouloir « niquer la police des corps et la littérature officielle » (p. 117), non sans donner aussi quelques conseils : « Prends au sérieux ce qui fait sexe, c’est là qu’on enferme ta langue et ce que tu dois apprendre par toi-même. » (Ibid.), ou encore : « Écrire au féminin vaut mieux que le neutre, sois radicale pour être entendue. » (p. 122).

Cette radicalité n’est pas seulement visible dans la prise de parole puissante de ces poétes·ses mais aussi et surtout dans leur écriture elle-même qui s’affranchit des normes encore en vigueur dans le milieu littéraire. Ainsi que l’écrit Sandra Moussempès, le poème ne doit pas être conçu « comme une chose ‘‘poétique’’ mais comme une distanciation qui sature [l’]esprit » (p. 108). L’autrice de Cassandre à bout portant exhorte les poétes·ses à démanteler « le langage commun qui formate jusqu’aux pensées de nos fictions intimes » (p. 109) ; ou pour citer Sonia Chiambretto : « L’imaginaire, il se situe d’abord dans la forme, dans la langue. […] l’imaginaire c’est aussi un imaginaire de langue […]. » (p. 24).

La plupart des poétes·ses le réaffirment avec force dans cette anthologie qui fera date : c’est à travers l’écriture que le combat se mène [2], car la langue poétique aussi est politique. Comme le disait Florence Pazzottu dans un entretien : « L’écriture poétique, n’est donc pas à proprement parler un moyen de résister aux réalités sociales, si l’on entend résister dans son sens passif […], mais elle peut être un outil de lutte, un outil de déconstruction et de libération. L’écriture débusque et démasque dans la langue et dans les discours les opérateurs de la ‘‘sensure’’ et de l’aliénation, et mobilise et réactualise les très anciennes ressources poétiques du langage. Je crois que c’est d’ailleurs son premier travail. La poésie vivifie la langue, l’intensifie, tour à tour l’aggrave, l’exagère, et l’allège, la nettoie des clichés, de l’académisme et des kystes laissés par l’euphémisme et l’emphase ; elle rend à la langue sa force corrosive, incisive ; elle la réveille. » [3]

Lisette Lombé © Amin Bendriss

Au-delà de son caractère de manifeste féministe, aussi fondamental que nécessaire, et de sa dimension quasi épistémologique, ce livre est aussi, et avant tout, un livre de poétes·ses dont chaque texte constitue une œuvre poétique à part entière, à l’instar de l’extrait suivant tiré de la superbe lettre signée par Milady Renoir :

« Je t’invite à relier les points de ma cosmogonie, une invitation à dire du moi qui a galéré, autodidacté le phrasé. T’amener à me voir au milieu du cercle de poétesses disparues et/ou encore là, sans que je sois précisément fière, ni légitime de leurs héritages. Je peux déposer quelques miettes de toutes les nuits où la vigilance des mots m’a empêchée de sombre. De ça, je peux dire 2, 3 (cents) mots-clés. » (p. 65)

Toutes les lettres qui composent ce recueil magistral abordent avec une profonde et bouleversante sincérité autant de questions d’ordre politique et social, que les rapports de classe et de force, ainsi que les aspirations à l’émancipation à l’égard des normes et des différentes formes de discriminations et d’assignations dont sont victimes les femmes tout autant que les personnes racisées, queer et LGBTQIA+. Là réside la réelle puissance émancipatrice de ce livre et de la poésie, qui, comme l’écrit si justement Lisette Lombé, citant Lawrence Ferlinghetti, est la « distance la plus courte entre deux êtres humains » (p. 94).

À toi lecteurice ce livre est adressé.


Lettres aux jeunes poétesses, ouvrage collectif initié et préfacé par Aurélie Olivier, avec les lettres d’Édith Azam, Rébecca Chaillon, Adel Tincelin, Ryoko Sekiguchi, Nathalie Quintane, Liliane Giraudon, Sandra Moussempès, Chloé Delaume, Michèle Métail, Ouanessa Younsi, Rim Battal, RER Q (etaïnn zwer, Claire Finch, Élodie Petit, Camille Cornu, Wendy Delorme, Rébecca Chaillon), Lisette Lombé, Milady Renoir, Marina Skalova, Sonia Chiambretto et Sophie G. Lucas, collection Des écrits pour la parole, L’Arche, août 2021

[1] https://desmotssurlephemeremouvement.wordpress.com/2020/09/30/entretien-avec-claire-stavaux/

[2] « […] la poésie est l’affaire de la langue et n’est rien d’autre que cela. Le seul sujet de la phrase qui peut être présupposé, c’est la langue. » (Lettre de Ryoko Sekiguchi, p. 57). « Souviens-toi / La seule chose intéressante dans l’écriture / c’est l’écriture » (Marina Skalova, p. 87).

[3] https://remue.net/entretien-croise-1-2-avec-bernard-noel-florence-pazzottu-julien-blaine-jean


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