dans les roues de Bruno Fern

Dans ce bref et dense ouvrage, Bruno Fern, « sujet élocutoire & pédaleur » (page 9), enfourche son vélo pour une course à travers les champs lexicaux. Son texte, sans majuscules ni points, n’a ni début ni fin : ce qui caractérise dans les roues ce n’est pas la linéarité mais sa circularité.

Les paragraphes (ou strophes) sont séparés par des espaces blancs, des coupes, — l’auteur précisant que « la coupe n’indique pas une respiration mais parfois une accélération » (p. 7). Il s’agit donc d’un mouvement giratoire, d’une rotation, de ce que l’on réemploie dans la langue, tous registres confondus.

« en plan serré tout riquiqui en pause pipi dans les taillis la tension pas que syntaxique s’adapte grosso modo à la conjoncture, emporte ou largue, fait voir » (p. 17)

Les enchaînements (ou les dé-chaînements) entre les strophes, ou au sein d’un même paragraphe, se font comme par automatisme, jouent par réflexe de langue, en associant des mots, de manière à créer des combinaisons souvent absurdes à partir d’éléments du langage courant et normalisé.

« n ayant des limites dites infinies, ce qui exclut définitivement toute fonction du type droit du sol ou du sang, le 1er buvant le second s’il y a non-respect avéré des lois surdosées en humain c’est ça le hic » (p. 38)

« le poème est un document centré sur la langue, engendrant les dérives, les fils croisés sur la bobine de l’émetteur en train d’écrire » (p. 13), nous dit Bruno Fern qui rejette toute esthétisation de l’écriture poétique et toute poétisation du réel.

« une sorte de jeu / qui en rajoute quand au direct depuis les antipodes une désynchronisation se constate dans la transmission entre le son et l’image / se diffracte sous la pression s’expose à différents degrés / dits vers = phrases contrariées aux indices d’éclat » (p. 26)

dans les roues peut se lire comme une notice de dé-montage de la langue courante (toutefois fournie sans son « kit de survie à monter soi-même » p. 26). C’est en cela que ce livre, intrinsèquement subversif, ­— indépendamment de son contenu —, est, justement, poétique.

« la phrase clignote lance des éclats à sa mesure qui dépasse l’entendement c’est une notion emportée par les rotatives les événements de tous ordres (la fente / se mate à l’œil lui aussi nu) » (p. 53)

Bruno Fern nous donne ici à voir le langage, — les formules recyclées, les expressions dites « populaires », le « prêt-à-parler », toute cette mécanique plaquée sur du langage —, en démontant sa chaîne de production, en désassemblant les phrases usinées par les médias, en déboulonnant les formules reproduites en série.

Car ce que parlons est un produit fabriqué par les classes dominantes pour la consommation de masse, des modèles de représentation du monde que nous reproduisons à l’infini. En voyant dérailler la chaîne, la lectrice et lecteur (qui, espérons-le, ne garderont pas « les fesses sur leur clic-clac en cuir de buffle authentique sans trop se remuer les méninges » p. 30), pourront prendre conscience du mécanisme inconscient qui anime l’acte de parole que nous pensons libre et spontané, en se demandant « ce que leur aurait appris (par exemple) le décollage du papier peint : que le réel résiste, que c’est là sa meilleure définition et qu’au moment de boucler il a invariablement une question à poser, à / toucher la mort, son odeur certifiée 100 % naturelle » (Ibid.).

Nous retrouvons ici la notion de sensure telle que définie par Bernard Noël comme la privation de sens, un lavage de cerveau subtil qui s’opère à l’insu de ses victimes dont l’absence de liberté n’est pas le fait de la privation de parole mais de sens : « La liberté d’expression est évidemment dépendante de l’état de la langue. Apparemment, je peux dire ce que je veux, mais en réalité je ne peux le faire que dans les limites de cet état — état que l’usage courant de la langue nous dissimule. » (Bernard Noël, L’Outrage aux mots, P.O.L)

La représentation du réel ne se fait pas ici dans un discours normé mais dans le fonctionnement même du langage, dans sa mise en mouvement. Le texte, souvent drôle, voire franchement désopilant, met en récit son propre fonctionnement.

« ne fait pas de la figuration pour autant se contente d’incarner dans la catégorie moins de 81 kg (dixit la balance d’avant la douche) le personnage central en héros noirci selon Conrad vu qu’il / se brûle des fois non pas les ailes mais les doigts sur la plaque de cuisson » (p. 14)

Cependant, le langage ne fonctionne pas de lui-même, de façon autonome. Il ne tourne pas en rond. Les lectrices et les lecteurs de ce livre ne sont pas les spectateurs passifs de sa course mais doivent au contraire mettre le langage en action lorsqu’elles et ils lisent cette notice de démontage où le bruit a la même importance que le canal de communication.

« trouver une parade dans les 2 acceptions du terme qui n’en est pas un puisque durant les pauses publicitaires ou pas la danse perdure, esquisse un pas — syntaxiquement c’est prévu » (pp. 38-39)

Charlie Chaplin dans Les Temps modernes (Modern Times), 1936 – DR

Si dans dans les roues,« le processus s’adresse en priorité à qui tient tout en lâchant de la syntaxe et du reste avec » (p. 27), Bruno Fern agit ici en véritable trublion burlesque (Buster Keaton et Samuel Beckett ne sont jamais très loin), tel Chaplin dans Les Temps modernes entraîné sur le convoyeur à bande de la ligne de montage jusque dans les engrenages de la machine. Pour notre plus grand plaisir.


Bruno Fern, dans les roues, collection contraintEs, éditions Louise Bottu, décembre 2020


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