Lisière de Kapka Kassabova par Morgane Saysana

La traduction a toujours été pour moi une histoire de résonance, de voix qui content des histoires à des oreilles sensibles, sur le qui-vive, leur propre histoire ou celle des autres, parfois au plus près du réel, parfois par le biais de la fiction (qui sait, d’ailleurs, très bien dire le réel). Chacune de ces voix distille une petite musique dont le traducteur/la traductrice-mélomane déchiffre les mille et une nuances pour les transposer dans une gamme intelligible en langue d’arrivée.

Le traducteur/la traductrice aura, je crois, plus de chances d’interpréter au mieux la partition composée par l’auteur/trice, à en saisir la tonalité profonde, s’il existe un terreau commun entre traducteur/trice et auteur/trice, si leurs univers, leur vécu, comportent des similitudes et s’entrecroisent (une sorte d’intertextualité des histoires personnelles, somme toute). En quinze ans de métier, il m’est rarement arrivé de ressentir cette fameuse résonance avec une telle intensité que lors de ma vibrante immersion dans les récits Border (Lisière en français) et To the Lake (titre français non défini pour l’instant) de Kapka Kassabova, compagne de route hantée par des fantômes qui me sont familiers, comme l’exil (le sien propre, celui de mon père) ou certains mécanismes transgénérationnels décrits avec finesse et maestria dans To the Lake, où l’écrivaine pérégrine sur les traces de son énigmatique grand-mère maternelle et les berges du Lac d’Ohrid, entre Albanie, Grèce et Macédoine.

En sus de cette sorte de sororité psychologique, la passion que l’autrice voue à la langue française (ayant étudié au lycée français de Sofia, vécu et enseigné à Marseille puis même entrepris de traduire pour son propre plaisir Les Fleurs du mal de Baudelaire vers le bulgare, dans sa jeunesse) n’en a rendu nos échanges (tantôt en anglais, tantôt en français) que plus fructueux. À plusieurs reprises, lorsque je l’ai contactée pour obtenir des éclaircissements ou confirmation à propos de certains passages nébuleux, Kapka m’a spontanément proposé des solutions en français, ajoutant parfois, lorsque je soulevais certaines ambiguïtés dans la version originale, qu’elle me laissait « les rênes libres ». Lisière, l’alter-ego français du Border composé par Kapka Kassabova, est donc, selon ses propres dires (lors d’une rencontre en chair et en os pendant le festival Effractions, en mars 2020), vraiment notre bébé à toutes les deux. C’est aussi, bien sûr, celui des éditions Marchialy, dont je tiens d’ailleurs à saluer le flair, car sans leur intuition de génie, cet heureux binôme ne serait pas.

Toutefois, cette belle connivence n’en a pas réduit la traduction du récit-périple foisonnant qu’est Lisière à une promenade de santé… Et c’est tant mieux, car rien ne serait plus ennuyeux qu’un texte dénué de ces pierres d’achoppement qui nous contraignent à la vigilance et parfois à un revigorant bond de côté !

Il n’est jamais facile de traduire un titre, et ce point donne souvent lieu à de longues réflexions entre traducteur/trice et éditeur/trice. Dans le cas de Border, ce fut d’autant plus vrai que le terme « border » constitue en soi un problème de traduction. L’éditrice souhaitait un titre court et percutant, à l’image de celui en VO. Cependant, nous avons écarté d’emblée la solution qui vient le plus spontanément à l’esprit — « Frontière » —, car elle ne nous semblait pas capturer l’essence du titre original. De façon purement intuitive, le terme « frontière » me paraissait moins poétique et moins évocateur que l’anglais « border ». En me penchant sur la question, j’ai pu formaliser mon intuition : « Border » et « Frontière », n’ont pas tout à fait la même aire sémantique. Le terme « border » possède deux acceptions que son pseudo-équivalent français « frontière » n’a pas, délicieuse polysémie sur laquelle l’autrice joue en VO. En effet, « border » englobe à la fois la notion de « frontière » (au sens du droit international et du découpage géographique) et celle de « bordure, liseré », aussi bien en couture, sur une étoffe, que sur un plan plus abstrait : un espace dans les limbes, qu’il m’a semblé bon de rendre en français par « lisière ».

Dans un souci de clarté et de pédagogie, l’autrice a jalonné son récit, Lisière, de définitions : celles des notions-phares abordées ainsi que des termes et concepts bulgares, turcs ou grecs inconnus du lectorat francophone. Le mot-titre « border » ouvre le bal. Pour rendre compte de la différence de surface conceptuelle entre « border » et « frontière » et couvrir toute l’étendue sémiologique de « border », j’ai dédoublé dans la version française, en insérant à la fois la définition de « frontière » [1] et de « lisière » [2]. Sans le savoir, en me laissant guider par la voix de l’autrice, je venais de mettre le doigt sur le mot-titre que l’éditrice appelait de ses vœux. Synergie…

Autre particularité lexicale intéressante : la narration est truffée de termes bulgares, turcs et grecs issus du folklore balkanique avec lesquels il a fallu me familiariser. Les « nestinari » (fouleurs de feu), le « Memleket » (Mère-patrie), l’état d’esprit « komshulak » (convivialité/hospitalité), l’« oruki » (le mauvais œil, omniprésent dans ces contrées reculées). Pas question de m’amuser à traduire ces mots laissés tels quels par l’autrice pour retranscrire au plus près la saveur authentique de ses aventures transfrontalières. Toutefois, ces termes locaux dont est parsemé le récit lui confèrent une coloration qui a influé sur mon rapport à la langue et à l’écriture de Kapka Kassabova, et sur la tessiture de la voix qui me susurrait à l’oreille tout au long de ma traduction.

Dans sa définition du terme-clé, « Memleket », l’autrice s’amuse avec le champ lexical de la lactation, incitant le traducteur/la traductrice à recréer un jeu de mots sur la même thématique : après nous avoir expliqué que le mot « Memleket, » la « Mère patrie », celle qui nourrit, est dérivé de « meme », « poitrine » en turc, l’autrice précise que ce terme est « much-milked in the mouth of politicians ». « To milk », dans ce contexte, évoque une vache que l’on trait jusqu’à tarir son pis. L’expression s’emploie, par exemple, pour une plaisanterie qu’on fait durer trop longtemps, jusqu’à la vider de toute sa saveur (« to milk the joke for all it’s worth »). L’idée était donc ici que les politiciens avaient abusé du terme « memleket », jusqu’à le galvauder. Il me fallait rendre cette idée tout en situant ma solution dans le champ lexical de la lactation. J’ai donc introduit un idiome laitier :

« Mère patrie. Du mot turc « meme », la poitrine. Un endroit qui vous nourrit. Un terme naturellement galvaudé par les politiciens, qui nous le font sucer avec le lait. D’où notre volonté de nous en remettre aux poètes. » (Lisière, p. 183)

La construction composite de Lisière constitue un autre défi de taille pour le traducteur/la traductrice. Lisière est un récit de voyage très singulier, où Kapka Kassabova hybride les genres, fabriquant ainsi une œuvre polymorphe très ramifiée, stratifiée, à la croisée du récit historique (car l’autrice établit des ponts entre la Thrace antique et les territoires actuels qu’elle arpente, aux confins de la Bulgarie, la Grèce et la Turquie), du récit sociologique, voire ethnologique (lorsque l’autrice y décrit les rites païens ayant toujours cours dans certains villages de montagne ou qu’elle s’appuie sur les éléments mythologiques pour mieux décrire l’âme d’un peuple ou d’un lieu, par exemple). Kapka Kassabova inscrit ainsi son ouvrage dans les sciences humaines tout en se revendiquant aussi d’une certaine tradition didactique (à travers les nombreuses définitions de termes bulgares, turcs ou grecs apportant un éclairage socio-culturel et politique, notamment).

Avant de procéder sous la forme d’enquêtes, comme dans Lisière ou dans le prochain ouvrage à paraître chez Marchialy courant 2021, To the Lake, dont j’ai achevé la traduction cet automne, Kapka Kassabova a d’abord dépeint le monde et l’humain grâce à la poésie. Ce prisme lyrique colore Lisière de bout en bout, ajoutant une strate supplémentaire à l’édifice. Aux nombreuses trames narratives de ce récit multiple s’ajoute la dimension psychologique, voire psychanalytique (plus prégnante encore dans To the Lake), qui approfondit le propos de l’autrice, invitant le traducteur/la traductrice à puiser plus loin dans ses propres ressources et le/la mettant au défi de rendre l’hétérogénéité des formes convoquées en VO.

La matière protéiforme, incroyablement riche et érudite produite par Kapka Kassabova dans Lisière constitue donc un terrain de jeu fascinant et amène le traducteur/la traductrice à déployer une vaste palette chromatique pour la retranscrire au plus fidèle, c’est-à-dire dans le respect de ses innombrables nuances. Il a donc fallu m’imprégner en lisant et relisant le texte, en consultant les ouvrages de fiction ou de sciences humaines cités, les poèmes de l’autrice, pour parvenir à trouver la voix juste, le ton approprié à chaque strate narrative. Puis redoubler de patience et de minutie pour détricoter puis re-tricoter, sans qu’on voie trop les coutures, le maillage habile et complexe savamment tissé par Kapka Kassabova.

À la kyrielle de strates narratives s’agrège un autre maillage tout aussi complexe que j’ai dû défaire puis recréer pour procurer aux lecteurs francophones la sensation paradoxale d’unité faite d’éclectisme éprouvée par les lecteurs/trices du texte original. Il s’agit du chœur de voix hétéroclites qui peuplent, balisent et nourrissent le récit (du jeune fouleur de feu hagard après une nuit de transe à l’ancien fonctionnaire du parti communiste avouant à demi-mots ses crimes de guerre, aux réfugiés kurdes combattant pour le Peshmerga, sans oublier le passeur pomaque également escroc transfrontalier à la petite semaine, ni les néo-hippies qui recueillent une Kapka déboussolée dans leur sanctuaire au bord de la rivière, ni la dynastie de gardiens de phare au destin si magnifiquement tragique, etc.).

Le talent de Kapka Kassabova pour la rencontre, cet élan vers l’Autre qui lui permet de recueillir de si belles bribes de vie — souvent brisées —, lui vient de son appétit insatiable pour les histoires. Certains arpentent les montagnes chargées d’Histoire (avec un grand H) en quête de trésors. Kapka Kassabova, elle, explore ces sommets constellés de vestiges, comme autant de plaies toujours béantes, à la recherche de simples histoires. Il s’agit, en premier lieu, de glaner la matière première de son récit, bien sûr, mais ainsi que le soulignent plusieurs de ses interlocuteurs/trices, c’est aussi une véritable obsession. « Fais attention à ne pas devenir accro à la chasse aux histoires », la met en garde Ioanna, garde-forestière, avec qui Kapka quadrille les montagnes transfrontalières, ayant eu vent d’une de ses récentes mésaventures. « Parce que c’est comme l’escalade. Il suffit d’une fois, tu sais. »

Cette chasse insolite, Kapka la pratique avec un talent hors-pair salué dans la presse littéraire. Outre sa perspicacité, outre l’attraction magnétique qu’exercent sur elle ses Balkans natals, les zones frontalières en général et celle-ci en particulier — région splendide mais sinistrée à la marge de l’Europe —, ce qui fait de Kapka une interlocutrice si sagace, c’est, je crois, sa profonde humilité, son empathie et son intérêt sincère pour l’Autre. La forme même des dialogues dans Lisière témoigne de ces égards : si les propos de ses interlocuteurs sont rapportés au style direct, l’autrice a bien souvent jugé préférable de retranscrire ses interventions au style indirect, choix témoignant d’une volonté de s’effacer devant la parole de l’interrogé(e) afin d’en extraire le nectar. Ce procédé, ajouté à la teneur toujours consistante, parfois bouleversante, des propos recueillis, en disent long sur la qualité d’écoute dont fait preuve l’autrice. Une écoute tout en pudeur, comme le résume cette remarque in petto lors d’un entretien avec Nevzat, Turc d’origine bulgare, avec qui Kapka fera un bout de chemin : « Je sentis tout un récit dissimulé derrière sa réponse laconique, mais je le laissai terminer sa salade. »

L’écoute humble et attentive de Kapka Kassabova, son attention respectueuse au vouloir-dire de l’Autre est une véritable allégorie de la traduction littéraire et de la démarche qui fut la mienne pendant les mois passés à décortiquer Border. Tout comme l’autrice avait su prêter une oreille attentive aux personnalités qui lui confiaient leurs histoires et leurs états d’âmes, j’ai tâché de tendre l’oreille pour identifier le moindre détail des multiples fragments de vies qui constituent la trame de cet ouvrage choral et contrasté.

Lisière et son processus de création offrent une sorte de mise en abyme du métier de traducteur/trice. En effet, Kapka ayant passé les longs mois d’exploration préalable à l’écriture dans un va-et-vient constant entre bulgare et anglais, sa gymnastique intellectuelle offre une métaphore de mon propre travail sur son œuvre. D’ailleurs, le chapitre intitulé « Perdue entre deux langues », où il est question d’Ayshe, une femme de prime abord froide et taciturne s’illuminant dès que l’on évoque les enfants sourds avec qui elle communique en langue des signes dans le cadre professionnel, met en exergue l’importance du multiculturalisme chez Kapka Kassabova — qui en est l’incarnation —, et insiste sur la confusion générée par le plurilinguisme, qui peut parfois, paradoxalement, conduire au mutisme.

À l’image de l’autrice, qui avait arpenté les montagnes voilées de mystère de la Strandja, des Rhodopes et les plaines côtières égéennes ou de la mer Noire, je me suis retrouvée à arpenter un texte tout en relief, ponctué de belles rencontres (avec des termes étranges, des considérations culturelles, historiques ou ethnologiques étonnantes, etc.) et de nombreux dénivelés m’entraînant parfois sur des sentes linguistiques très escarpées, quand ce n’étaient pas des pentes glissantes ! Mes pérégrinations à travers l’espace littéraire méticuleusement agencé par Kapka se sont révélées presque aussi palpitantes et parfois aussi déroutantes que les aventures de l’autrice… quoique beaucoup plus sédentaires, bien sûr.

Au cours de cette traduction, ma pratique s’est donc apparentée à la démarche de l’autrice sur le terrain (écoute attentive, pérégrinations semées de rencontres et d’embûches, etc.) et cette similitude entre nos cheminements, en plus d’être source d’inspiration et de joie — celle de marcher avec une compagne de route fascinante — a très certainement contribué à la justesse du texte en langue d’arrivée. Le message de remerciement chaleureux de l’autrice après sa lecture de la version française fut d’ailleurs, lui aussi, source de joie.

Le mimétisme dont on use toujours plus ou moins en traduction a donc ici été poussé à l’extrême. Pour illustrer le phénomène de résonance des histoires personnelles, j’aimerais conclure en évoquant une des nombreuses scènes où il est question d’exil dans Lisière mais aussi dans To the Lake, où les aventures de certains font écho à l’histoire de ma propre famille. Dans ce livre, Kapka suit un Albanais appelé Tanas, passé à la postérité avec les siens pour leur évasion légendaire depuis l’Albanie totalitaire d’Enver Hoxha à bord d’une embarcation de fortune confectionnée de toutes pièces par leurs soins (sans un seul clou !). Ce rafiot et une bonne dose d’audace leur permirent de traverser, non sans peine ni suspense, le Lac d’Ohrid et donc la frontière avec la Macédoine, où les attendait, pensaient-ils, un avenir meilleur. Tout comme la famille de Tanas avait risqué sa vie pour quitter la dictature communiste d’Hoxha, deux décennies plus tard, en pleine guerre du Vietnam, mes ancêtres paternels annamites établis au Laos avaient, eux aussi, tenté de franchir à bord d’une embarcation sommaire, une frontière aquatique (le vaste et tumultueux Mékong) pour fuir une dictature communiste (le Pathet Lao, branche laotienne du Viet Minh) où leurs vies étaient en péril. Il s’agissait d’atteindre la Thaïlande, passerelle vers l’Occident et la liberté promise.

« Les destins se reflètent à travers le temps et les frontières », observerait par la suite Kapka, quand je lui ferais part de l’écho que trouvait en moi l’échappée de Tanas et son clan. C’est donc habitée par les esprits de mes propres aïeuls — et portée par une émotion brute surgie d’entre les âges — que j’ai traduit ce passage poignant et palpitant, sublimant alors quelque chose de l’ordre du trauma intergénérationnel pour mieux rendre celui des protagonistes, et servir avec mes tripes le vouloir-dire de l’autrice.

L’intensité de la démarche et des échos intimes engagés dans la transcription de cette scène me semble bien résumer la profondeur et la beauté de ce que peut être l’acte de traduire lorsqu’il s’opère sous de bons auspices.      

Traduire (et, dans une moindre mesure, lire) les récits de Kapka Kassabova, c’est se jeter corps et âme dans une écriture et une mosaïque humaine d’une telle richesse, d’une telle universalité, qu’il s’y trouve forcément une voix pour résonner en soi, en vous, dans la juste tonalité.


Kapka Kassabova, Lisière (Border), traduit de l’anglais (Écosse) par Morgane Saysana, Les éditions Marchialy, février 2020

[1] D’après le Trésor de la Langue Française : A.− Limite qui, naturellement, détermine l’étendue d’un territoire ou qui, par convention, sépare deux États ; B.− Au fig. Limite, point de séparation entre deux choses différentes ou opposées.

[2] D’après le Trésor de la Langue Française : A. – Chacune des deux bordures d’une pièce d’étoffe, tissées parfois dans une autre armure que l’étoffe elle-même, parfois à chaîne doublée. B.− Par anal. Bordure, partie extrême d’un terrain, d’une région, d’un élément du paysage, en particulier, d’une forêt (synonyme : orée) ; limite, frontière.

Traductrice littéraire de l’anglais et l’allemand vers le français, Morgane Saysana est fascinée par la mauvaise graine logée dans les interstices du rêve américain, à l’ombre de la bannière étoilée, où elle a vécu au tournant du vingt-et-unième siècle. Depuis 2006, elle traduit principalement des auteurs nord-américains contemporains, dont Jerry Stahl, Mark Sundeen, Kate Braverman, Carl Sandburg, Joe Meno, Poppy Z. Brite ou Rohan O’Grady pour un éventail d’éditeurs indépendants (Globe, Monsieur Toussaint Louverture, Anamosa, etc.). Avec les éditions Marchialy, son attirance pour l’envers du décor s’élargit à d’autres contrées recelant des trésors de culture et d’histoire(s).


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