Khlebnikov pleure d’Anne Seidel par Laurent Cassagnau

J’ai découvert la poésie d’Anne Seidel sur lyrikline.org, une remarquable anthologie poétique internationale en ligne qui présente des milliers de poèmes lus par leurs auteur.e.s. Je l’ai découverte non pas par hasard car je consulte ce site assez régulièrement pour découvrir des voix poétiques nouvelles, mais sans avoir jamais entendu son nom. Je n’avais donc aucun horizon d’attente particulier. Dès la lecture des premiers poèmes, notamment un extrait d’un texte assez long qui porte le beau titre français « océan facile », emprunté au tableau de Yamanaka Tiroux, un  artiste surréaliste japonais, ainsi que d’un cycle intitulé « Hygiene der Angst » (Hygiène de la peur), j’ai été frappé par cette écriture subtile et complexe, et par une utilisation, de prime abord, intrigante de la répétition et de la variation qui ne relevait pas de simples procédés anaphoriques comme on en trouve (trop) souvent en poésie. La notice biographique qui accompagnait les poèmes sur lyrikline.org indiquait que le recueil dont étaient issus ces poèmes s’intitulait Chlebnikov weint (Khlebnikov pleure), superbe et énigmatique titre qui entrait en résonance avec la lecture que j’avais faite peu de temps auparavant des œuvres complètes de Velimir Khlebnikov dans la traduction d’Yvan Mignot parue chez Verdier. Il était également indiqué, — outre quelques renseignements biographiques sur Anne Seidel, notamment ses collaborations avec des artistes pour des installations de sound art —, que ce recueil avait été distingué par l’Académie allemande pour la langue et la littérature qui y avait vu un des débuts poétiques les plus prometteurs pour l’année 2016. Je me suis donc procuré Chlebnikov weint et la lecture d’ensemble des différents cycles a conforté mon intérêt pour cette écriture originale qui m’était cependant familière dans son étrangeté.

Les poèmes d’Anne Seidel évoquent, entre autres, de vastes étendues blanches et noires de l’espace (biélo)russe tout en présentant des ruptures syntaxiques, de brusques changements d’échelle : la blancheur de la Néva enneigée y côtoie la noirceur de la suie d’une bougie consumée ; ailleurs, dans un train qui traverse la Biélorussie, « les cuillères tintent jusque dans le souvenir du carillon de Novgorod », et aux marges de l’Europe orientale Anne Seidel voit « la rive noire de la terre » se soulever « devant les nuages éclairés (main du soir) dessinant des gouttes et des bruits de sable ». Dans les déhiscences de ces paysages perdus, derrière « la buée qu’efface la main d’Anne Seidel », comme le dit très bien François Heusbourg qui a accueilli ce recueil aux éditions Unes, apparaissent, très discrètement, des strates temporelles plus anciennes, des traces mnésiques, des cicatrices de l’Histoire. La poésie d’Anne Seidel est en cela semblable à celle de Mandelstam qui se veut « araire affouillant la terre noire », le tchernoziom, afin de faire remonter à la surface d’autres temporalités. Cette confrontation du passé et du présent se fait sous forme de ce que l’on pourrait appeler avec Walter Benjamin des « images dialectiques », ces constellations dans lesquelles l’Autrefois et le Maintenant se télescopent : comme, par exemple, dans le poème précisément intitulé « inquiétude de l’histoire » : « lorsqu’elle versa le lait lumineux dans le lac/ le SS trancha l’air de la main / the dead are not around / dans ce passage : soir/ dans ce passage : neige » .

Il se trouve qu’à la même époque, j’avais été sollicité par Carola Hähnel pour écrire une contribution à un numéro de la revue Germanica consacré à un état des lieux de la poésie germanophone contemporaine. C’est donc tout à fait naturellement que j’ai eu envie de me plonger davantage dans Chlebnikov weint et que j’ai écrit une introduction à la lecture de ce recueil. Et comme souvent, mon travail d’analyse d’une œuvre poétique s’est accompagné des premiers essais de traduction.

J’entrais là dans un univers qui comportait des repères connus (outre Khlebnikov, Ossip Mandelstam ou le poète américain Peter Gizzi), mais je rencontrai aussi des noms qui ne me disaient rien, comme Komitas ou Dane Zajc. Il m’a été facile de m’informer, je me suis procuré l’anthologie Erdsprache du poète slovène Dane Zajc, établie et traduite en allemand par  Fabjan Hafner (on peut d’ailleurs écouter sur lyrikline.org le poème « Asskalla » auquel se réfère Anne Seidel), j’ai découvert également la figure et la musique du compositeur et prêtre arménien Komitas.

À chaque traduction se repose la question bien connue, qui a été soulevée et discutée de façon exemplaire à propos de la poésie de Paul Celan, de savoir s’il est nécessaire de procéder à une contextualisation pour « comprendre » un poème, c’est-à-dire s’il faut disposer de l’ensemble  des informations historiques et biographiques qui entourent la genèse du texte et identifier les éventuels intertextes, ou bien si la resémantisation que fait subir le poète à ce matériau « externe » rend de toute façon cette connaissance superflue. Il m’est vite apparu que si la contextualisation biographique de Khlebnikov pleure (par exemple les voyages d’Anne Seidel en Europe orientale et en Russie) n’était pas indispensable, l’identification des noms de lieux ou de personnes donnait accès à une compréhension beaucoup plus profonde des poèmes. On peut lire le poème « Hygiène de la peur III » sans savoir exactement ce que désigne le nom « Solovki » qui rythme chacun des six vers qui le composent, mais quand on sait qu’il s’agit d’une île d’un archipel située dans la mer Blanche qui abrite un ancien monastère orthodoxe transformé en prison pendant la période tsariste et qui fut à l’origine du système concentrationnaire du Goulag, la variation « eingaenge » (entrées)/ « keine ausgaenge » (pas de sorties) prend un sens très particulier. De même, le nom de Komitas donne lieu à un processus d’abolition sonore (« komitas/ komita /kom i ta/ ass ass  ass ») qui débouche sur le silence tout en trouvant un écho dans le poème de Dane Zajc qui, lui, repose sur la décomposition du mot « Asskalla » (« Asskalla/asska/lla lla lla/sska sska sska »). Mais cette évanescence du nom « Komitas » prend aussi un sens particulier quand on sait que le compositeur  a fini sa vie en 1935 à l’hôpital psychiatrique de Villejuif suite aux persécutions qu’il avait subis pendant le génocide arménien et qui avaient provoqué chez lui une aphasie traumatique.  Cette contextualisation des poèmes d’Anne Seidel a pu être, pour l’essentiel, menée à bien avec son concours.

Les véritables difficultés de traduction proviennent plutôt de la dimension fragmentaire et elliptique, qui, malgré les effets de répétition, caractérise ces poèmes, et de la disposition typographique. Tel adjectif ou participe passé isolé sur la page peut être rapporté à plusieurs autres substantifs de son contexte plus ou moins lointain : étant dépourvu de désinence, il n’est pas toujours déterminable en genre et en nombre, alors qu’en français il ne sera pas toujours possible de maintenir l’indétermination. Les difficultés peuvent aussi provenir de certaines  constructions que les linguistes appellent « apo koinu », des termes qui grammaticalement peuvent se rapporter à la fois à ce qui précède et à ce qui suit : dans « océan facile » par exemple, qui est constitué de deux colonnes en regard, la lecture peut se faire horizontalement, en passant d’une colonne à l’autre, et verticalement, au sein de chaque colonne, de sorte qu’il faut à certains endroits que la traduction du texte horizontal s’articule également au texte vertical pour conserver la cohérence et la simultanéité des significations.

Et puis comme dans toute écriture poétique, il y a dans Khlebnikov pleure des jeux sur les mots, des assonances et allitérations qui font autant partie du « message » que la sémantique, notamment des syntagmes à deux éléments phonétiquement proches comme la langue allemande les affectionne, mais aussi des créations propres à Anne Seidel.

Je devais ainsi traduire dans « Abwesenheit VI » (« Absence VI ») l’expression „schwan & schwarz“ , littéralement « cygne & noir » : il m’importait bien sûr à la fois de garder les monosyllabes, de trouver une forme d’allitération, et — dans cette poésie en ‘noir et blanc’, de maintenir la référence à la couleur noire : après plusieurs essais infructueux m’est soudain revenu en mémoire ce qu’Elmar Tophoven raconte à propos de sa difficulté à traduire en allemand un jeu de mot utilisé par Claude Simon dans une phrase d’Histoire, où il est question d’une couleur qui « rappelle un nom d’oiseau », allusion à l’homophonie  jais/ geai. Ayant sollicité l’aide de Paul Celan, ce dernier lui suggéra „rabenschwarz“, adjectif lexicalisé en allemand qui signifie „noir corbeau“. C’est ainsi que la traduction que j’ai retenue « geai & jais» pour « schwan & schwarz » permet de conserver l’allitération, les monosyllabes, la couleur noire, au prix, il est vrai, de la substitution  — le traducteur est toujours plus ou moins kleptomane ou prestidigitateur, — du cygne par un  geai. Cette solution est une des joies de ce travail car non seulement elle me semble rendre justice à l’expression allemande elle-même, mais plus généralement elle m’a permis en quelque sorte d’inscrire Celan (et derrière lui, Claude Simon) en filigrane dans un recueil qui comporte lui aussi des échos discrets à ce poète sans que son nom soit explicitement mentionné.


Anne Seidel, Khlebnikov pleure (Chlebnikov weint), traduit de l’allemand par Laurent Cassagnau, éditions Unes, septembre 2020

Laurent Cassagnau est né en 1959 à Toulouse. Il enseigne la langue et la littérature allemande  à l’École Normale Supérieure de Lyon. Outre des ouvrages de poésie (Donhauser, Goethe, Kolmar) et des romans (Bobrowski, Franzos), il a traduit des entretiens avec des artistes, notamment Georg Baselitz et Joseph Beuys, des essais  (H. Blumenberg, H. Broch, D. Grünbein, H. Hesse) ainsi que des études sur Claude Simon et Elfriede Jelinek, ou encore sur la photographie (Bernd Stiegler). Parmi ses dernières traductions : Andreas Unterweger, Le Livre jaune (LansKine, 2019).


Laisser un commentaire