Entretien avec Perrine Le Querrec (première partie)

(c)Isabelle Vaillant (1)[2]

Poétesse et écrivaine, Perrine Le Querrec est née en 1968 à Paris où elle vit et travaille. Depuis Coups de ciseaux, son premier roman publié en 2007 chez Les Carnets du Dessert de Lune, elle construit inlassablement autant un regard qu’une langue, unique, singulière, puissante, où s’exhument les silences des victimes et la parole tue. L’archive et l’image ­­— tant leur étude que leur manipulation ­­—, occupent une place essentielle dans son écriture, une des plus fortes de la scène littéraire contemporaine.

Vous travaillez à partir d’archives ou d’éléments qui semblent autobiographiques (je pense notamment à « Un pas derrière » dans La Patagonie publié en 2014 aux éditions Les Carnets du Dessert de Lune). Est-ce à dire que vous vous méfiez de la fiction ?

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une réelle méfiance : je lis de la fiction, mais lorsque je passe à ma table de travail, c’est très rarement elle qui s’impose. Le réel me poigne si intensément que c’est vers lui que mon écriture se tourne. Je préfère figurer le réel que le fictionner.

« Je ne choisis pas, ce n’est qu’auprès des marges que je suis vivante et que ma poésie s’anime », avez-vous dit dans un entretien publié dans Diacritik [1]. Comment les sujets s’imposent-ils à vous ? Lisez-vous la presse ? Comment se font ces rencontres ?

2Je rencontre mes sujets, oui c’est une véritable rencontre, elle n’est pas préméditée, elle arrive au détour d’une exposition par exemple, une œuvre qui me chavire, près d’un homme ou d’une femme que je vais découvrir dans une lecture et qui me lance un appel auquel je vais répondre car soudain il y a nécessité. Souvent, un trop long silence s’est tissé autour de celle ou celui qui m’attire, par où je vais entrer et ne plus ressortir avant d’avoir tenté de trouver la langue qui la/le fera entendre. Et, sans être une lectrice assidue de la presse, certains sujets de société me heurtent si violemment, me décomposent littéralement, que je n’ai d’autre recours, pour y survivre, que d’écrire, l’écrire.

Couv La Patagonie« Ceux qui vivent sous la table », écrivez-vous dans La Patagonie (page 11). Est-ce pour eux que vous écrivez, ceux qui se cachent, ceux qui se taisent ?

Oui, principalement. Ceux qui se cachent et ceux que l’on cache. Parce qu’ils sont différents, hors des normes, trop fragiles pour pouvoir parler fort, trop humbles pour attirer l’attention.

« Son enfance sent toujours le carnage » lit-on page 47, et plus loin dans « Le legs » : La petite s’en fout / pas mal / écrit son désastre au verso » (p. 59). Les terreurs et les silences de l’enfance sont-ils le terreau à l’éclosion d’une voix propre, unique, celle de tout écrivain et poète ?

L’enfance façonne l’adulte. Elle donne ou refuse les mots et les regards dont on a besoin pour grandir. Les terreurs éprouvées enfant ne se dissipent pas, elles s’apprivoisent, un peu, mais imprègnent durablement le comportement, le rapport aux autres et à la vie.

« Miracle » est un texte important à propos de l’écriture. S’agit-il pour vous d’un manifeste ?

Miracle énonce en effet très précisément ma ligne d’écriture. J’ai beaucoup entendu « pourquoi n’écris-tu pas autre chose ? des livres plus gais ? une écriture plus accessible ? des sujets moins violents ? » etc. Mais comme vous le citiez précédemment : je ne choisis pas, ce n’est qu’auprès des marges que je suis vivante et que ma poésie s’anime. Ma poésie, mon écriture.

Pensez-vous comme Schopenhauer que l’art est un palliatif qui nous fait oublier un temps nos douleurs, ou qu’au contraire il est un puissant stimulant, un « facilitateur de vie » comme l’affirme Nietzsche ?

L’écriture m’a facilité la vie, elle me facilite la vie oui, elle me rend la vie supportable, elle me donne l’opportunité d’être auprès de ceux que j’aime ­— ceux qui vivent sous la table ­—, elle m’a appris à parler, elle m’a donné une place. L’art, ses puissances et ses métamorphoses, sont des expériences de tous les instants.

Dans « Commencement » vous décrivez la concentration extrême, la tension, les muscles bandés, « le corps qui se dedans durcit » (p. 25). Est-ce ce qui se passe pour vous lorsque vous écrivez ?

3« Le corps est une habitation du langage », dit Jean Daive. Dans ce geste d’écrire, dans cette quête et ce travail, le corps entier est emporté. Corps et esprit, aucune dichotomie. Ma concentration est extrême et permanente, je vais du papier aux archives à l’écran, jusqu’au quotidien, habitée par le livre en cours, par son souffle, son amplitude. C’est un tel travail, je ne peux y aller par petites touches, et s’il m’arrive de passer une journée complète sur une seule phrase je suis entièrement occupée par cette phrase, qu’elle exprime et s’ajuste au plus précis. Mon corps subit donc des transformations, il est habité, il m’arrive souvent de me lever, de tourner en rond, de saisir le cahier et de m’accroupir pour poursuivre l’écriture, de me balancer au rythme des mots. Le lieu d’écriture est tout autant son inscription typographique que son implication physique. Ce que dit le corps. Le langage du corps.

Dans « Les cordelettes » vous dites être « coupée » (p. 30). Est-ce ce que vous ressentez quand vous n’écrivez pas ?

Je n’écris pas – le moins possible. Mon équilibre tient sur l’écriture. Sans elle la violence du monde m’atteint terriblement.

« Ne me laissez pas croire aux histoires que je raconte », écrivez-vous page 44. Pour quelle raison ne le devrait-on pas ?

Il m’arrive d’être emportée ! Il faut me ramener au réel, au quotidien, me rappeler aux repas à préparer, aux visites à rendre, sinon je reste là où j’écris, et mon entourage peut en souffrir. Ces longues absences ne sont pas faciles à supporter pour les autres.

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« sans titre », série Erased Head, mars-avril 2020 © Perrine Le Querrec

« Sa peau sent le mot, ses cheveux aussi », écrivez-vous page 63. Plutôt que de parler de « manière d’écrire », Pierre Guyotat préférait parler de « matière d’écrire ». On ressent en vous lisant cette même recherche de la matérialité. Pensez-vous, lorsque vous écrivez, à cet aspect de l’écriture, — sa matérialité —, et à ce que le lecteur pourra toucher de votre texte ?

Oui, beaucoup, comment accéder à cette matérialité, grâce à l’espace de la page, aux blancs, à la ponctuation, aux justifications, à la vibration des mots, comment l’œil, alors même qu’il prend connaissance du mot, peut-il transmettre au corps entier la sensation de ce qui se joue sur la page.

Comment concevez-vous la relation entre vos textes et vos photographies dans vos livres ?

Les deux livres (La Patagonie et Vers Valparaiso) où apparaissent mes photographies et collages sont une proposition et mise en page de l’éditeur, Jean-Louis Massot. J’aime beaucoup prendre des photographies, j’aime l’image, ce qu’elle raconte, ce qu’elle cache, et c’est encore un véritable sujet de réflexion, cette tension entre l’image et le mot, qui parle en premier, qui énonce la vérité ? Je travaille avec des photographes, notamment avec Mathieu Farcy, et ensemble nous créons des dispositifs où interroger l’ambivalence des images, des mots et des archives.

Ensuite, lorsque je travaille avec des photographies ou des images dans mes livres, comme pour Bacon le cannibale [publié chez Hippocampe — NDRL] ou La Construction [paru aux éditions art&fiction — NDRL], je donne à l’image la fonction d’un mot : elle pénètre le flux du langage afin de proposer un nouveau sentier, comme un rameau qui aurait poussé sur la branche de la phrase.

« On prononce des mots à sa taille », lit-on p. 13. Je pense aux mots de Charles Juliet qui considère que l’écriture est affaire de morale, raison pour laquelle il utilise un langage qu’il appelle « commun », considérant que l’écrivain est celui qui a ses racines dans la part commune à toutes et tous. Partagez-vous cette vision à l’égard de l’usage d’une langue qui serait commune ?

Il n’est pas dit que nous parlions une langue commune. N’avons-nous jamais (et souvent) entendu : « nous ne parlons pas le même langage ». Nous nous comprenons difficilement entre humains, et je ne saurais écrire la langue commune.

Prononcer des mots à sa taille révèle l’exacte mesure de l’identité de celui qui parle dans mes livres. La mienne, ou celles de mes personnages. Ces mots justes constituent lalangue (terme lacanien, ce qui touche l’inconscient et la répétition), leur langue, et c’est parce qu’elle nous est personnelle qu’elle peut saisir le lecteur, l’emporter vers un éblouissement, un défi, peut-être un risque.

J’aime questionner la langue, la laisser me surprendre, profiter de ses richesses et de ses absences pour en forger le vocabulaire qui couvrira les nudités.

Couv Rouge puteEn lisant La Patagonie, et plus encore le très fort Rouge pute (éditions La Contre Allée, 2020), la dimension thérapeutique de votre écriture devient une sorte d’évidence. Est-ce que pour Rouge pute cette dimension thérapeutique et cathartique n’était-elle pas plus importante à vos yeux que la dimension purement esthétique ?

Pour Rouge pute, assurément : il s’agissait de réparer, au mieux, les blessures physiques et psychologiques atroces dont avaient été victimes les femmes avec lesquelles j’ai travaillé.

Comment avez-vous trouvé votre place parmi ces femmes que vous avez écoutées durant votre résidence à la Villa Calderón à Louviers ?

Lentement, avec beaucoup de précaution, pour ne pas blesser, pour ne pas commettre d’impair, le mot en trop, le geste en trop. Avec empathie, une immense empathie. Et l’écoute, j’étais entièrement tournée vers elle, j’écoutais chacun de leur mot, chacun de leur silence, mon attention extrême, comme lorsque j’écris. Nos tête à tête (je les voyais une par une) étaient, pour elles comme pour moi, des moments suspendus, hors des bruits du monde, ils duraient le temps dont elles avaient besoin, ou envie.

Aviez-vous déjà une idée du livre, de sa forme, avant de les rencontrer ? Et saviez-vous déjà qu’il y aurait un livre ?

Je ne savais rien. Je ne savais même pas que j’aurais devant moi des femmes victimes de violences. Je devais écrire des portraits de femmes, voilà la commande qui m’avait été passée. Et les femmes qui ont souhaité travailler avec moi, c’étaient elles. Parce que c’étaient elles qui avaient besoin de parler, besoin que je les écoute et les écrive.

J’ai eu peur, des jours entiers j’ai tremblé de ne pas être à la hauteur de leurs espérances, tremblé aussi de ne pas résister aux récits des violences que j’entendais. Chaque soir lorsque je rentrais j’étais effondrée : de douleur, de colère, d’indignation.

Chaque nuit je faisais des cauchemars.

Mais face à moi étaient ces femmes fortes, ces héroïnes, et ensemble nous avions un travail à accomplir, ce livre était notre priorité, c’est aujourd’hui notre fierté et notre arme pour nous battre contre ces violences.

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« sans titre », série Erased Head, mars-avril 2020 © Perrine Le Querrec

Dans les textes qui composent Rouge pute, qu’est-ce qui est de vous et qu’est-ce qui des femmes que vous avez rencontrées ?

4Ce sont leurs mots, leurs histoires. Et mon écoute, mon écriture. C’est difficile à expliquer : tous les mots sont à elles, ce sont leurs expressions, leur vocabulaire, et par-dessus tout, leur vie. Par le choix de la poésie, l’entremêlement de leurs confidences et de leur personnalité, j’ai tenté d’apporter la vibration qui ferait ressentir au plus profond leurs épreuves.

Le travail d’entretiens a duré deux mois, pendant lesquelles je les rencontrais, une par une, plusieurs fois donc pendant cette période. Une fois la confiance établie, assise en face d’elle, sans enregistreur, sans ordinateur, j’écrivais à la main leurs voix, leurs souvenirs, leur mémoire, leurs peurs, leurs colères. Le soir je relisais, surlignais les phrases sur lesquelles je souhaitais revenir la rencontre suivante, et extrayais immédiatement les fragments dont je savais qu’ils deviendraient ma matière d’écriture.

Ainsi, deux mois durant. Puis j’ai écrit. Je voulais la plus belle langue possible, mais aussi la plus imparable, la plus haute en émotion, la poésie donc. Le travail préparatoire effectué à chaque relecture des entretiens m’a permis d’écrire relativement vite. Et quasiment sans réécriture. Parce que je travaillais avec leurs mots, je devais non pas chercher le mot, mais trouver la justesse des liaisons entre leurs histoires, afin de composer des textes qui toucheraient toutes les femmes victimes de violences, mais aussi tous ceux qui détournent les yeux. Une fois les textes écrits, je les ai lus, un à un, à chaque femme, puis à toutes, et j’ai attendu qu’elles approuvent l’ensemble des textes avant de composer le recueil.

Vous relisez-vous, comme le dit Zadie Smith, « jusqu’à l’usure » ? Retravaillez-vous sans fin une phrase, ou privilégiez-vous le souffle, l’énergie de la langue ?

5Je relis énormément ! pour corriger très peu, un détail, une ponctuation — la ponctuation me prend presque autant de temps que l’écriture ; à part pour Rouge pute où des délais m’étaient imposés, je réfléchis des mois, des années à mes livres, j’effectue d’importantes recherches et prends beaucoup de notes ; lorsque j’entre en écriture, j’ai parcouru un long chemin pour aller vers mon sujet, c’est alors que la langue, articulée par les recherches et la connaissance que j’ai acquise, peut s’inventer et enfin s’écrire.

Comment ces femmes que vous avez rencontrées ont réagi lorsqu’elles ont découvert Rouge pute ?

Elles ont beaucoup pleuré. D’entendre leurs vies ainsi révélées. Nous avons traversé énormément de moments forts, éprouvants, émouvants ensemble, mais c’est à la lecture de l’ensemble du livre que l’émotion a été la plus intense.

« Sachez / Qu’il faut être riche pour être violée », lit-on dans « Apprentissage (p. 85). Une phrase choc. Dans Vers Valparaiso vous formez le néologisme « langagement » (p. 10) qui me paraît significatif de votre conception très personnelle de l’art poétique. Diriez-vous que votre poésie est engagée ? Qu’il faut faire « œuvre utile », ainsi que vous l’écrivez encore dans Vers Valparaiso (Les Carnets du Dessert de Lune, 2020, p. 25) ?

Couv Le Prénom a été modifiéOui, elle l’est, et je le suis. Dans bien d’autres cultures, la poésie est un art engagé, un art de résistance et de combat. En France cette forme est souvent inattendue, voire inacceptable ­— pour traiter de sujets tels que les violences faites aux femmes, ou, comme je l’ai utilisée dans Le prénom a été modifié, pour (d)écrire un viol collectif ; c’est comme si la poésie était un langage séparé de la société. On attend d’elle de l’or de la beauté de la transcendance, qu’elle soit apolitique et souvent élitiste. Avec ma poésie, mon usage de la poésie, je construis une langue non ornementale où l’acte de pensée et de résistance est encore possible. Pour Rouge pute par exemple, je ne pouvais pas faire entrer leurs mots dans le cadre plus conventionnel de la prose, raconter une histoire, des histoires. La poésie abrège la forme pour en livrer l’essence même.

Aux États-Unis, en Haïti, en Afrique, au Moyen-Orient, les luttes sont portées par la poésie et les poètes. Le mouvement féministe, la libération de la femme, les discriminations raciales, les discriminations de genre, ont leurs voix poétiques, ce sont des combats où poétesses et poètes ont été fortement présents. Je voudrais citer par exemple Audre Lorde, Adrienne Rich, Michèle Lalonde, Aimé Césaire, Bernadette Sanou Dao, Yvonne Sterk (la liste serait immense !).

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L’écriture de Vers Valparaiso s’est-elle faite en parallèle de Rouge pute, comme une sorte de journal d’écriture poétique en miroir de votre autre livre ? Je pense à ce texte, « L’heure venue » à la lecture duquel j’ai eu l’impression que vous parliez de Rouge pute.

Vers Valparaiso contient des textes écrits entre 2014 et 2019. L’éditeur a choisi, entre des centaines de textes, ceux qui allaient bâtir le livre. Il a trouvé ce fil rouge de l’écriture (une de mes obsession, écrire oui, mais comment écrire, et que veut dire « écrire » ?) et a composé la partition de Vers Valparaiso. « L’heure venue » évoque le danger auquel sont exposé les femmes sans domicile fixe, des femmes seules dans la nuit, mon inquiétude pour elles, une inquiétude si vive qu’elle percute mes mots, quel que soit le texte dans lequel je suis alors engagée, je pense à elles, elles se dressent entre mes mots, et je ne les évite pas, je les écris.


Entretien réalisé par courrier électronique en avril 2020. Propos recueillis par Guillaume Richez. Portrait de l’autrice © Isabelle Vaillant.

Site de Perrine Le Querrec : http://www.perrine-lequerrec.fr/

[1] https://diacritik.com/perrine-le-querrec-il-faut-franchir-loubli-je-ne-veux-pas-oublier-les-oublier-ces-fragiles-ces-differents-ces-marginaux-ces-sacrifies/


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