Cow-boy de Jean-Michel Espitallier

Couv« Eugène est mort dans les années 1930. C’est loin. De son histoire, je ne sais rien. Remplir ce vide avec des choses fabriquées, des jeux de piste et des empilements.

‘‘Tu n’as jamais vu de ports de mer ?

— Non.’’ » (page 16)

De son grand-père Eugène, né à Ancelle en 1887, parti avec son frère pour la Californie, Jean-Michel Espitallier ne sait rien. L’auteur cite ici Giono, ainsi que dans son épigraphe :

« Tu n’as jamais vu de ports de mer ?

— Non.

— Tant mieux. Quand on voit, on n’imagine plus. » (Que ma joie demeure cité p. 7)

Jean-Michel Espitallier n’a pas fait le choix de dire l’impossible biographie de son grand-père Eugène mais plutôt le choix des possibles, ­— de tous les possibles, énoncés comme tels, car ceux-ci ne peuvent être confrontés à la réalité.

L’auteur-narrateur dans ce récit n’est pas omniscient, c’est un faiseur d’hypothèses et pour en formuler une (pour la fabriquer), comme en mathématiques, il faut préalablement l’énoncer avant de tenter de résoudre l’énigme posée (« Un personnage, c’est du variable sur de l’invariant. » p. 109) en agençant les éléments qui vont constituer des équations dans lesquelles on pourra en permuter certains, en supprimer, en ajouter, en mettre d’autres entre parenthèses [1].

Ce que le mathématicien opère avec les outils qui sont les siens, Jean-Michel Espitallier le fait avec ceux du langage, non sans emprunter à d’autres arts, notamment au cinéma ainsi que le laisse entrevoir l’injonction sur laquelle s’ouvre le récit : « Ça tourne ! » (p. 9) [2]

Du cinéma, l’auteur retient surtout l’art du montage (« Coupez ! » s’exclame-t-il pages 90 et 91) et son esthétique se nourrit de la technique du cut-up de Burroughs, qui est certes une technique de « collage » mais surtout une réflexion du langage et une libération de la linéarité « automatique » de l’écriture.

Les phrases interrogatives, notamment celles qui commencent de manière répétitive par « a-t-il » pages 89-90 (« A-t-il vu les foules couler dans les rues encombrées de chariots, automobiles […] ? »), montre l’aspect incantatoire de cette esthétique des possibles à l’œuvre dans ce récit. Ce passage révèle également la primauté de la rythmique chez Jean-Michel Espitallier, de même que dans celui-ci :

« C’est la nuit. On peut imaginer des bruits de nuit, des bruits de ranch, on peut imaginer le tintement tristement régulier des clarines, un cheval qui s’ébroue derrière un hangar, des piétinements de sabots dans la paille, on peut imaginer le hululement lointain d’un oiseau nocturne, des froissements de feuilles et des craquements d’herbe sèche […]. » etc. (p. 58).

L’auteur écrit en une phrase (qui tient ici en un paragraphe entier), tous les bruits qu’Eugène peut entendre, avant d’enchaîner subitement sur un tout autre rythme :

« C’est la nuit. On est en juillet et il fait 15° C.

On est en septembre et il fait 13° C. 

Il fait 6°C. On est en décembre.

C’est la nuit. On est en mai. Il fait 12°C. » etc. (p. 58)

Cow-boy se nourrit de ces changements de rythme. Le texte est travaillé comme une partition très libre, l’auteur s’amusant à jouer de tout, faire texte de tout, sans hiérarchie des éléments entre eux. Ce qui prévaut, c’est la scansion et les sonorités que vont produire les éléments hétéroclites du texte en fonction de leur position, juxtaposition, inversion, etc.

« Changez la place d’un adverbe, par exemple, ajoutez un nom, mettez une phrase au pluriel, etc., bref, ces opérations transforment et déplacent le sens, le timbre, la tonalité d’une phrase », me confiait Jean-Michel Espitallier dans un entretien qu’il m’avait accordé lors de la parution de La Première année (Inculte, 2018) [3].

La phrase de Jean-Michel Espitallier tend à disparaître pour s’abandonner à autre chose, une chose que l’on appelle poésie, une poésie qui survient d’un rythme premier, la frappe du texte, ­—­ son attaque, qui va lui donner sa structure et sa tonalité, car «  écrire c’est d’abord apprivoiser du rythme, mettre du son dans le sens comme disait l’autre, c’est faire monter des effets de sens par des effets sonores, mélodiques, rythmiques, de frappes, mélodie/prosodie… » [3] Comme tout poète, Jean-Michel Espitallier cherche sa voix et la trouve dans ce qui excède la langue commune : le son et la pulsation.

On retrouve aussi dans Cow-boy le goût de l’auteur pour la mécanique et le burlesque [4] (les deux étant liés dans la célèbre formule de Bergson : « le rire : du mécanique plaqué sur du vivant. ») :

« On dirait qu’il y passe, dans le puits sans fond de l’intérieur de la boîte crânienne, comme un courant électrique qui alimenterait un système de bielles et ressorts montés sur silentblocs activant des godets trop-plein très-vide, lesquels godets enverraient dans le fonds du puits sans fond de la boîte susnommée, par un système de valves à double injection, et avec un extrême silence de machine intérieure, un flux léger de joie immense et de tristesse immense, de bonheur à vif et de mélancolie en caoutchouc. […] Pour un peu, s’ils se penchaient pour voir dedans, ils basculeraient tête la première. » (p. 43)

Le phrasé de Jean-Michel Espitallier repousse le silence comme la lumière chasse l’ombre, d’où la profusion de listes [5] qui semblent ne jamais se terminer [6] et le recours aux répétitions :

« […] répéter pour déjouer le temps qui ne se répète jamais. Le retenir. Arrêter le temps, le fixer dans un éternel surplace. La répétition c’est la névrose en même temps que le moyen de sortir de la névrose, comme dit la psychanalyse. Répéter pour essayer de retrouver du sens en même temps que pour purger le sens », explique l’auteur [3].

La répétition confère à l’écriture de Jean-Michel Espitallier l’illusion d’une boucle tant musicale que temporelle, cette écriture circulaire (souvenez-vous du « Ça tourne ! » liminaire p. 9 !) traçant le cercle d’un temps non plus linéaire mais cyclique dans lequel les personnages et le narrateur échappent à la mort (comme les acteurs de cinéma qui ne vieillissent jamais à l’écran).

Il est d’ailleurs notable que l’auteur y ait recours dans le passage suivant en répétant précisément le syntagme « extrême présent » :

« […] quand on a le regard bloqué sur son extrême présent, c’est déjà assez compliqué, et au fond, si d’aventure on lui avait demandé son avis, il aurait répondu qu’il se fiche un peu de tout ça parce que son extrême présent qui sent la vache et la poussière du désert a tendance à lui faire oublier qu’il y a d’autres présents autre part qu’ici même […]. » (p. 57)

Que représente le silence pour le poète et musicien Jean-Michel Espitallier ? Ce silence, il nous faut l’interroger hors biographie (la disparition de sa compagne dont il a fait le récit dans La Première année ou le silence de sa famille au sujet d’Eugène l’Américain) et loin de la fascination qu’il exerce comme vision romantique de l’écrivain qui se tait.

Eugène était le personnage idéal pour Jean-Michel Espitallier, lui dont « on raconte qu’il avait ce charme particulier aux mélancoliques et aux taiseux. » (p. 97) La famille a donc fait « silence sur un silencieux. » (p. 111)

« Je ne saurai jamais qui était ce grand-père mort jeune retour des Amériques.

Mais les silences nous racontent des choses. Ils sont le bruit que fait l’inconsolable solitude dans laquelle nous circulons. Les silencieux parlent de cette inconsolable solitude. Voilà pourquoi nous ne les entendons pas.

Aurait-on fait silence sur un héros ? Peut-être, peut-être pas. Et sur un salopard ? Un type bien est un type mort. N’en parlons plus. Les survivants ont toujours le dernier mot. Ce sont eux qui racontent les histoires.

Je ne sais même pas à quel âge il embarqua. » (p. 111)

Ce silence, c’est avant tout l’informulé, tout ce qui pourrait être dit et ne l’a pas été, c’est l’infini de ce qui parle, à travers le Temps, dans la littérature, ­— « Ce qui nous a parlé, nous parlera toujours, comme ne cesse de s’entendre (est-ce l’éternité ?) l’accord final qui s’éteint dans le Quatuor pour la fin des temps [sic] », écrivait Blanchot (Une voix venue d’ailleurs) à propos du Quatuor pour la fin du Temps de Messiaen.

L’écriture circulaire de Jean-Michel Espitallier permet l’infini des possibles répétitifs tout en rendant, dans le même temps, impossible le retour à une quelconque origine (que l’on pense au Big Bang du chapitre « Avant-Eugène » (rien de moins (mais au commencement n’y avait-t-il pas le Verbe à en croire un des best-sellers de tous les temps ? (serait-ce à dire qu’un auteur qui écrirait le Commencement absolu se prendrait pour Dieu ?)))). Elle fonde, en simultané, une hétérogénéité du langage pris ici comme mécanique.

Cow-boy est un récit poétique frappé au coin d’une profonde mélancolie (« une histoire universelle de la mélancolie » p. 71).

« Après, tout se perd, et la légende californienne poursuit sa tranquille disparition dans le récit de la famille qui se tait. Comme un crépuscule qui tombe. ‘‘Dans les plaines du Far-West quand vient la nuit…’’ » (pp. 122-123)

La poétique de Jean-Michel Espitallier, par ses jeux de découpage et de réagencement, ne dit pas le monde, elle en montre, par la seule puissance de l’écriture, les rouages, les mécanismes, et rend sa reconstruction, hors du langage, impossible.


Jean-Michel Espitallier, Cow-boy, Inculte, janvier 2020

[1] L’emboîtement de syntagmes entre parenthèses (par exemple pp. 35-36 et 107) comme autant de lignes de fuite en trompe-l’œil.

[2] « […] s’approprier des méthodes ou des gestes empruntés à d’autres disciplines artistiques oblige à une adaptation dans son propre champ, donc aussi à une réflexion naturelle sur ce que l’on est en train de fabriquer. Le geste d’importation provoque une résistance du matériau qui appelle des énergies créatrices adaptées, des ruses techniques, du bricolage avec les moyens du bord », me confiait Jean-Michel Espitallier dans un entretien qu’il m’avait accordé pour Les Imposteurs à lire ici dans son intégralité : https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/2018/12/05/la-premiere-annee-de-jean-michel-espitallier/

[3] https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/2018/12/05/la-premiere-annee-de-jean-michel-espitallier/

[4] « C’est un peu Laurel et Hardy mais, souvent, c’est moins amusant. » (p. 39)

[5] Notamment les « noms de pays » pp. 71-73, le contenu du barda d’Eugène pp. 77-78, les noms de tribus indiennes pp. 115-120.

[6] Dans notre entretien, Jean-Michel Espitallier évoquait « ce sentiment d’infini, d’infini du langage, le délire ou le fantasme babélien, et ce chagrin de ne pouvoir atteindre l’infini, ce sentiment d’éternité que l’on ne peut vivre que dans la mort. »


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