De rivières de Vanessa Bell

Image couv« Au Kamtchatka les rivières parlent. Ce n’est pas seulement une formule poétique occidentale. Pour les gens avec lesquels je travaille dans la forêt de la région d’Itcha, les rivières parlent et répondent. Et l’on peut s’adresser à elle, leur adresser des prières, des requêtes. » [1]

Je place cet extrait de l’entretien avec l’anthropologue et écrivaine Nastassja Martin au début de ma note de lecture du premier recueil de Vanessa Bell pour rappeler que l’art poétique tire sa puissance de la force de la croyance. Lorsque Vanessa Bell écrit « mon corps est une rivière » (page 36), il ne s’agit pas d’une métaphore ornementale : son corps est une rivière [2].

« n’importe que le soir tombe dans tes yeux

je te préfère

mon amour cheval

au ventre de bois gonflé 

j’ai volé les papiers à l’église

ai léché toute leur encre

quelqu’un se terre derrière cette porte

je pense que tes mains y peuvent quelque chose » (p. 21) 

La poésie de Vanessa Bell n’est pas un dire d’ornementation, mais un faire (un ποιεῖν), qui ne dit rien d’autre que ce qu’il est, à savoir la force primordiale du langage qui est pulsion de vie. La poésie ne doit pas substituer à nos regards un monde qui s’accorderait à des idéaux de beauté pétrifiés dans un monument de marbre. Elle doit dire le mouvement de ce monde et ces voix intérieures qui nous traversent.

« le vent sile dans mes sangs

titre une topographie

de la peur des périls

trente pas côté cœur

[combien de fois peut-on mourir

dans la même journée] » (p. 35)

Le poème revient ici à la mémoire du corps (« toutes les femmes / dont nous sommes faites » p. 75), s’écrit par le corps, ce qui donne aux textes de Vanessa Bell leur consistance de chair : son poème est une peau.

« le cœur musclé

à force de tisser roche

[pourquoi faut-il toujours] » (p. 14)

La préposition de du très beau titre de ce recueil laisse deviner une similitude avec les deux premiers mots latins du psaume 129 (130) « De profundis » (« Des profondeurs »), un psaume utilisé comme prière pour les morts.

« mon dos a fendu

tu vois poindre la promesse d’un jardin anglais

dehors des hardes d’amants réclament sacrifices

ici les vierges

n’ont pas de bras pour l’amour

je jure qu’il me reste un souffle long » (p. 18)

De rivières est le chant douloureux d’une mère à ses « filles avortées » (p. 49), ces créatures de rivières, nymphes et naïades de la mythologie, filles-chimères (dans chimère il y a le mot mère), bercées de sa colère dans le crépuscule de son amour. Comment ne pas songer au sublime Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész ?

« la forêt est trop jeune pour reprendre le cours de l’hiver

et ma bouche n’a plus d’espace

pour laisser neiger » (p. 26)

Vanessa Bell « porte un nom tragique / qui [l’]autorise à jouer mille fois l’Angleterre » (p. 19), homonyme de la sœur [3] de Virginia Woolf qui a mis fin à ses jours en se noyant dans une rivière [4]. On pense aussi au très woolfien Beloved de Toni Morrison.

« à mes filles

je laisse le côté radieux de la vie

des cheveux longs

des cordes à danser ma rage

et tous les feux allumés » (p. 51)

Dans cette écriture à bout de souffle, on sent toute l’urgence à dire, celle d’une femme meurtrie qui a trop longtemps gardé sa respiration sous la surface des eaux glacées des limbes du souvenir.

« c’est l’alcool en rivière sous mes seins

un respir long comme le cœur

deux années sous l’eau

abîment les poumons » (p. 40)

Ni Styx, ni Achéron, mais des rivières qui tracent le lit d’une mythologie personnelle de la douleur, un lit dans lequel la poétesse vient coucher son chant de ténèbres (« je construis ma maison en dehors de ma bouche » p. 37). Il fallait à Vanessa Bell déraciner sa douleur, l’extraire du terreau de son cœur, en l’arrachant par ses fleurs d’hiver (« la forêt est trop jeune pour reprendre le cours de l’hiver » p. 26).

L’art poétique de Vanessa Bell est fort de sa verdeur, saisi dans le plein épanouissement de son éclosion poétique, tourné vers son solstice : « [pourquoi ai-je si peur de devenir rivière / quelle montagne m’a confié une telle honte] » (p. 67)

Il faut écouter Vanessa Bell dire ses textes de sa voix blanche chauffée comme la pierre au soleil de sa douleur radieuse [4]. Ce premier recueil frappe par la retenue de son souffle, la justesse de ses vers. La parole poétique y apparaît comme une puissance cathartique, capable d’insuffler à cette déclaration d’amour et de guerre la portée cosmique d’une prière chamanique. « Écrire un poème, c’est réparer la blessure fondamentale, la déchirure », disait la poétesse Alejandra Pizarnik [5].

« à mes filles je cède

mes bouches pleines de sang

mes amours terrifiées

une collection de fiançailles

d’or véritable » (p. 56)

De rivières ne forme pas un récit, même si la parole de Vanessa Bell dit quelque chose. C’est un texte troué dans lequel la narration du souvenir fait place à la narration de l’émotion. La poétesse ne raconte pas son histoire, elle la ressent dans l’écriture, au plus profond d’elle-même. C’est une voix charnelle et puissante d’une rare intensité, sensible et dure, qui se fait entendre dans ce livre bouleversant qui remue notre nuit.

« à mes filles avortées

celles aux jambes graciles

vous charrierez dans vos poches

des bombes écarlates

déposerez au pied des montagnes

les couleurs de vos songes

veillez veillez encore

il existe des âges

pour chacun de vos ongles arrachés » (p. 49)

La poésie a le pouvoir de transmutation, modifiant la structure moléculaire du je sans l’altérer, un je qui devient, par la puissance incantatoire de son chant (« bouches de rivières » p. 76) mi-femme mi-divinité, — Minotaure, projetant la lectrice et le lecteur dans le labyrinthe du moi profond dont les cicatrices encore à vif tracent les méandres.

« les nuits sont lentes

une heure passe je casse

mes poignets en plusieurs lieux » (p. 38)

Ce très beau premier recueil exprime, dans sa manière dense et concise, l’urgence à dire et la fureur d’aimer. La crudité de la prise de parole et la mise à nu du je, qui se dévêt ici des atours démodés de la tradition lyrique (le je de fiction censé représenté le poète, — sujet immanent, de genre non pas neutre mais masculin), permettent d’affirmer la personnalité singulière de celle qui s’exprime depuis ses « entrailles partagées / où fleurissent nos souvenirs » (p. 67).

« n’ignorez pas vos colères

elles sont vos romances

sans compromis ― aimez » (p. 61)


Vanessa Bell, De rivières, La Peuplade, octobre 2019

[1] www.franceculture.fr/par-les-temps-qui-courent/nastassja-martin

[2] Sur la relation magique au monde qui se noue entre l’autrice et ses lecteurs, je renvoie les lectrices et lecteurs à notre recension de La Fabrique du rouge d’Ariane Jousse : LesImposteurs/la-fabrique-du-rouge-dariane-jousse/

[3] Vanessa Bell (1879-1961), née Vanessa Stephen, est la sœur aînée de Virginia Woolf.

[4] À lire, notre note de lecture de Quel soulagement : se dire « j’ai terminé » de Virginia Woolf : LesImposteurs/quel-soulagement-se-dire-jai-termine-de-virginia-woolf/

[5] www.lafabriqueculturelle.tv/les-poesies-de-vanessa-bell-et-eric-cyr-festival-de-la-chanson-de-tadoussac

[6] « Quelques clés d’Alejandra Pizarnik », entretien avec Martha Isabel Moia, El Deseo de la palabra, Ocnos, Barral editores, 1975


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