Giono, furioso d’Emmanuelle Lambert

Couv GionoGiono, furioso. Du bon usage de la virgule. Car ce n’est pas tant (ou seulement) le Giono retrouvé dans les mots ardents d’Emmanuelle Lambert qui est « furieux », ― cette fureur c’est l’avidité d’une lectrice, d’une écrivaine, la dévoration de l’œuvre et de la chair de l’œuvre, à savoir l’homme, celui qui se cache derrière son œuvre et son (trop) charmant sourire [1].

Furieuse est la lecture d’Emmanuelle Lambert ― et je parle de ce furor qui s’empare du héros de la tragédie. Furieux le tempo qui rythme cette partition. Furieuse la vie dans son combat à bras-les-mots avec la mort.

Fureur de vivre.

Il n’est pas d’interstices pour l’écrivaine (également commissaire de la grande exposition consacrée à Jean Giono au Mucem à Marseille [2]) entre la vie et l’écriture, nul paravent. Le livre est un miroir. La table dans sa cuisine est devenue sa table de travail, dit-elle. L’écrivaine se raconte de là où elle se trouve. Son regard est aigu. Sa lecture subtile. Son écriture superbe.

Relatant un échange avec son éditeur, Emmanuelle Lambert raconte : « Très vite la question redoutée surgit : ‘‘Mais vous, dans votre livre, vous êtes où ?’’ Je rougis, je bafouille et tords les mains, dans son œil vert danse une sorte d’étonnement. Bien sûr que je suis tentée d’écrire ‘‘on’’, ou d’écrire ‘‘nous’’ au lieu de ‘‘je’’. Il me faut écrire d’abord sur lui, par lui et depuis lui, et lui, Giono, est si immense qu’il est facile de se cacher à l’ombre de sa majesté. » (page 24)

Giono, furioso n’est peut-être pas le livre le plus complet sur Giono, mais c’est le plus beau. Le jury du Femina ne s’y est d’ailleurs pas trompé en décernant son prix Essai 2019 à cette biographie poétique.

« Le dépôt chimiquement modifié qui forme les souvenirs (ou l’autobiographie poétique) est plus juste, plus collé au monde que la description de la réalité. Ou en d’autres termes que la biographie. Cette dernière ne dit rien d’autre qu’elle-même, rien d’autre que ce qui est ou ce qui est arrivé. Elle dit les choses en enfilade, en égrenant les événements, la chronologie, et pour un peu, elle ferait presque croire que le temps est une flèche ― quand il suffit d’avoir observé comment les vieilles bêtes et les vieux humains retombent à l’état de faiblesse enfantine, avant la mort, pour saisir qu’il faut plutôt tordre la ligne droite de la chronologie jusqu’à en faire une boucle.

Le temps poétique est dans cette boucle, où les écrivains travaillent le souvenir au cœur, s’époumonent à travers d’autres, font courir le sillon de leurs peurs et leurs joies à travers une description, une péripétie ou un insecte. Une poussière de lumière. » (pp. 212-213)

À l’instar de Giono, Emmanuelle Lambert est poète. « La Provence de Giono est une lumière de fer », écrit-elle (p. 26), ― Giono son (second) grand écrivain qu’elle dit « traversé par un éclair qui ne peut exister sans l’ombre qu’il vient fendre » (p. 34), lui qui « charrie dans sa voix le troupeau des ancêtres et le souvenir des lieux. La brûlure du soleil qui pleut, l’ennui des insectes qui bourdonnent les jours d’été. Et le vent. » (p. 13)

L’écriture d’Emmanuelle Lambert embrase le livre. Brûle. Palpite. Vit. Elle qui s’est promis de « saisir le mouvement de la création, la beauté du style et la chair de l’homme qui écrit » (p. 15) dit « les battements du sang dans les veines, la plume qui court sur la feuille, une seule et même chose » (p. 175). La vie et l’écriture sont intimement liées.

L’écriture et la vie. L’écriture contre la mort.

« Quand on est poète, on les [les morts] mets dans l’œuvre. On raconte le suicide de l’oiseau. On fait parler le père, on parle avec lui. ‘‘J’aimais mieux mon père.’’ Cela n’a pas duré longtemps dans la vie réelle. Cela s’est attardé discrètement, continûment, dans les livres. » (p. 206)

Jean-Michel Espitallier me confiait au cours d’un entretien qu’« on n’écrit jamais que contre la mort, ou disons contre le temps, qui est une histoire de mort » [3]. Ce livre, Emmanuelle Lambert l’a dédié à son père, aujourd’hui disparu, qu’elle dit, dans le texte, gravement malade.

« On n’est jamais prêt mais il y a l’œuvre, cette chose qu’on crée pour saisir le temps, le fouetter comme une pâte, l’immobiliser dans le creux de nos souvenirs ― et ainsi les vivifier pour toujours. 

Arrêter les morts dans leur effacement est la seule chose qui compte et l’art, ou la poésie, ou la littérature sont des manigances qui le permettent. Pour conjurer la menace du passé. Parce qu’on les a aimés. » (p. 211)

Giono, furioso est un livre nimbé d’une luminosité crépusculaire, de celle qui éclaire les derniers instants de la vie d’un père et donne à cette partition sa tonalité en ré mineur.

Emmanuelle Lambert évoque si justement les « livres tout lisses, tout blancs, des livres de culture hors sol » (p. 13) tels que notre époque en produit. Comme l’œuvre du grand écrivain de Manosque, son Giono, furioso est d’une tout autre trempe. D’un autre sang. Un livre de chair auquel le lecteur-esthète ne pourra que succomber.

Le reste n’est que poussières.


Emmanuelle Lambert, Giono, furioso, collection La Bleue, Stock, septembre 2019

[1] « Je vais le lire et je vais le prendre, par tous les livres et par toutes les lignes, et j’irai le chercher dans ses contradictions et ses délires, dans son moi d’écrivain qui se dérobe car je sais qu’écrire, c’est toujours se mettre à l’abri de son œuvre, même si l’on affecte de se dévoiler. » (page 34)

[2] Du mercredi 30 octobre 2019 au lundi 17 février 2020. Commissariat : Emmanuelle Lambert ; conseil scientifique : Jacques Mény, président de l’Association des amis de Giono ; scénographie : Pascal Rodriguez. Le catalogue est publié sous la direction d’Emmanuelle Lambert, avec la collaboration de Jakuta Alikavazovic, Patrick Autréaux, David Bosc, Jean-François Chougnet, Philippe Claudel, Alice Ferney, René Frégni, Sylvie Germain, Jacques Mény, Emmanuelle Pagano et Sylvain Prudhomme. Préface de J. M. G. Le Clézio (coédition Gallimard / Mucem).

[3] LesImposteurs/entretien-jean-michel-espitallier/


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