Le Chant de la mutilation de Jason Hrivnak

testhrivnak5.jpgLe Chant de la mutilation, deuxième roman de Jason Hrivnak, est le soliloque du démon Dinn (pour « DIESEL IRE NUÉE NUÉE »), « officier supérieur des enfers » (page 28), qui raconte par quels moyens cet étrange Méphistophélès est parvenu à pousser Thomas, sa recrue, vers la « voie senestre ».

« Mes appétits englobent toutes les sources habituelles de puissance infernale même si je confesse une préférence pour la chair des enfants et les formes de pensées rêveuses mais angoissées des malades mentaux qui ne prennent pas de médicaments », susurre le démon (Ibid.).

Dès le début du texte, l’écrivain met à mal le pacte (faustien ?) de lecture, tacitement conclu entre lui-même et le lecteur, plongeant ce dernier dans un état de doute absolu. Dès lors, comme l’écrit Derrida, « l’absence de signifié transcendantal étend à l’infini le champ et le jeu de la signification » (L’Écriture et la différence). À qui s’adresse le discours de Dinn ? À Thomas ou au lecteur ?

La plupart des chapitres (non numérotés) se terminent par un énigmatique « ’’, dis-je. », sans que les guillemets n’aient été ouverts plus haut. Qui parle ? Comme dans American Psycho de Bret Easton Ellis, le lecteur du Chant de la mutilation se demande si le mutique Thomas subit réellement les tourments infligés par le démon Dinn ou s’il s’agit du délire d’un schizophrène [1].

Hugues Robert rappelle que le titre de travail était Dysphoria [2]. La sobre et élégante illustration de la première de couverture (que l’on doit à Arthur Pumarelli [3]) représente un labyrinthe, véritable mythème de la littérature fantastique. Nous pensons notamment à celui du film Shining, une invention de Kubrick et de sa coscénariste Diane Johnson (le labyrinthe ne figurant pas dans le roman éponyme de Stephen King), à la fois projection de la psyché torturée du personnage de Jack Torrance et pure structure géométrique, modèle esthétique et donc miroir de l’œuvre elle-même (le roman que Torrance ne parvient pas à écrire et le film lui-même).

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Cette illustration peut également se référer au réseau ferré, plusieurs fois mentionné dans le texte : « Les trains composent le système nerveux de l’industrie démonique », lit-on page 133.

Le nom du démon, – Dinn, évoque un code en abrégé (DIESEL IRE NUÉE NUÉE), sorte de code radio (le « code radio des démons », p. 71) [4], ouvrant la possibilité d’un texte tout entier crypté, comme l’étaient les ouvrages des alchimistes (nous en revenons à Faust). Dinn rapporte que Thomas a détourné une de ses leçons pour encoder une prière infernale (pp. 71-72).

Blues du démon, faux roman d’initiation, épopée démoniaque, récit d’une chute… les pistes d’interprétation sont multiples.

Soulignons le processus régressif auquel Thomas est soumis durant sa formation : alors que Dinn est un démon bavard (« Je parle de nombreuses voix simultanées car j’ai de nombreuses bouches » p. 28), Thomas, – totalement mutique du début à la fin du roman –, se métamorphose in fine en démon muet, redevient un infans (« qui ne parle pas »).

Comme dans La Chute de Camus, le lecteur (lui aussi privé de parole) se trouve enfermé dans le point de vue unique du narrateur auquel il ne peut s’identifier en raison du changement constant de focales, ce qui accentue l’impression de malaise. La force du Chant de la mutilation tient dans cette ambiguïté radicale à l’œuvre dans le tissu narratif entre le je et le moi. « J’ai rejeté la notion d’un moi continu et unifié », clame Dinn (p. 32).

Le Chant de la mutilation, magnifiquement traduit par Claro [5], est un roman puissant, aussi fascinant qu’inquiétant.


Le Chant de la mutilation (Mutilation Song) de Jason Hrivnak, traduit de l’anglais (Canada) par Claro, éditions de l’Ogre, février 2019

[1] À lire également, notre recension de L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (Die Angst des Tormanns beim Elfmeter) de Peter Handke, traduit par Anne Gaudu, autre récit d’un homme atteint de schizophrénie : https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/2018/08/11/langoisse-du-gardien-de-but-au-moment-du-penalty-de-peter-handke/

[2] https://charybde2.wordpress.com/2019/02/13/note-de-lecture-le-chant-de-la-mutilation-jason-hrivnak/

[3] Arthur Pumarelli a également illustré d’autres romans publiés chez l’Ogre, notamment La Maison des épreuves, premier roman de Jason Hrivnak paru en 2016.

[4] « […] il finit par réussir à capter d’autres voix que la mienne, son cerveau se connectant sur ces ondes infernales qu’employaient mes codémons. » p. 45. Et plus loin pp. 234-235.

[5] À lire, notre recension de La Maison des feuilles (House of Leaves) de Mark Z. Danielewski, également traduit par Claro : https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/2018/08/21/la-maison-des-feuilles-de-mark-z-danielewski/


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