Le premier titre de votre nouveau roman était La Démission. Désintégration est plus fort, plus violent, et la photographie sur la couverture du livre représente un couteau avec du sang sur la lame, comme si vous vouliez que le lecteur ouvre le livre en sachant déjà toute la violence qu’il allait y trouver. S’agissait-il pour vous de donner la tonalité et peut-être d’écarter certains lecteurs de votre livre dans une sorte de mise en garde ?
Pour moi, la littérature, c’est vraiment l’articulation d’une forme et d’un fond. C’est toujours ça qui m’intéresse. Ensuite, c’est la puissance de l’alchimie entre ces deux paramètres, l’écriture et un ou des motifs ou sujets, qui va créer ou non de l’émotion en moi. C’est ce que je recherche, en tant que lectrice, en tant qu’auteure. J’accorde autant d’importance à la voix et au style, à la manière dont je formule quelque chose, qu’à la narration. Du coup, il me serait impossible de choisir pour exergues des phrases dont ce que j’appelle écriture serait absente.
Oui bien sûr. Du moins un enjeu tout aussi important que le sujet (ou les sujets, parce qu’il y en a beaucoup dans ce livre). Comme pour tous mes livres, en réalité. J’ai été un peu triste qu’on n’en parle pas plus que ça. La seule personne à m’avoir parlé des pages avec la répétition sur l’été a été un ami libraire. Parce qu’en vérité, le livre n’existe que pour justifier et faire exister ces quelques pages-là. Je ne dirais pas que le véritable enjeu de ce livre est l’écriture, devant le fond, mais, à mes yeux, c’est tout aussi important que ce que j’essaie de montrer. D’ailleurs, peut-être que vous avez raison, finalement, en y réfléchissant. Je peux lire un livre sans fond ni narration mais pourvu d’une écriture, tandis que l’inverse n’est pas vrai. En tout cas, dans mon travail, j’essaie toujours de trouver un équilibre. Je considère que l’un sans l’autre, ça ne fonctionne pas. Il y a un manque.
À part le premier, Selon Faustin [7], qui était à destination de la jeunesse et que je déteste, entre autres, pour des raisons de références que je renie totalement, et aussi parce que c’est un projet littéraire raté, je les aime bien. Je n’en ai pas honte. Je les trouve assez solides. J’ai fait du mieux que je pouvais.
Non, vraiment, j’insiste, je ne veux heurter ni provoquer personne. En tout cas ce n’est pas le moteur. Ce n’est pas moi qui suis brutale, c’est la vie, les rapports entre les gens qui le sont. Mais pour moi, la littérature c’est vraiment le lieu de la vérité, ou d’une vérité possible en tout cas. C’est le seul endroit que j’ai trouvé où on ne ment pas. C’est peut-être pour cette raison que ça m’est une respiration. Montrer les choses exactement comme elles se pensent, oui, fait partie de ce qui me préoccupe. En écrivant ça je repense au très beau et très dur Désolations de David Vann [9], qui constitue un genre de phare dans cette direction – les premiers David Vann sont incroyables pour leur lucidité implacable, la façon dont il y met en lumière la cruauté intérieure des personnages. Ou bien certains morceaux de Pascal Bouaziz, particulièrement avec le projet Bruit Noir, mais aussi certains de ses textes en son nom ou avec le groupe Mendelson [10]. Ce qui m’importe c’est de montrer ce qu’on ne veut pas voir, ce qu’on refuse de formuler ou d’admettre.
La Légèreté s’ouvre sur une citation d’Adorno : « Tu n’es aimé que lorsque tu peux te montrer faible sans provoquer une réaction de force. » Votre œuvre n’est-elle pas traversée par cette question des rapports de domination ?
Je pense que c’est plutôt la manière dont Pour la peau a été reçu qui m’a donné une certaine confiance. J’ai eu le sentiment d’avoir prouvé quelque chose d’un point de vue technique. Après ça, je me suis sentie très libre. Par ailleurs, quand j’étais dans l’écriture de Désintégration, je m’étais récupérée après une expérience de plusieurs années difficiles, très noires. Je revenais de loin, j’allais particulièrement bien. J’étais dans une solitude que j’avais choisie, je me sentais forte et libre. J’ai vraiment écrit ce texte dans un sentiment de grande joie de création, de puissance, d’indépendance et de confiance. À ce moment j’avais décidé d’arrêter les relations nulles, arrêté d’attendre de revivre une histoire d’amour à tout prix ; soit cessé d’accorder de l’importance au fait d’être dans une relation, concrète ou virtuelle, quelle que soit son degré de satisfaction, pour avoir l’impression d’aller bien. J’ai choisi l’exigence, j’ai arrêté de négocier. J’ai découvert que je pouvais être très heureuse et complète en étant seule, que je me suffisais à moi-même. C’était la première fois que ça m’arrivait. C’est un sentiment très heureux et précieux, l’autonomie affective, l’autonomie tout court.
Oui. La fiction c’est la vérité condensée. Et le seul endroit où on ne fictionne pas, c’est en nous. Avant d’essayer de verbaliser les choses. Et encore, parce qu’en nous le travail de l’inconscient qui se joue est énorme. Je ne sais même pas s’il existe un moment, dans l’élaboration d’une pensée, dans ce qui nous traverse, affranchi de fiction. Donc je pense que l’unique lieu totalement exempt de fiction est celui du sentiment et de l’émotion. Mais c’est très flou, en vérité. Il faudrait que j’y réfléchisse plusieurs mois. J’ai beaucoup de mal à avoir un avis arrêté ou tranché sur les choses. La plupart du temps, je ne sais pas. Il m’est très difficile d’exprimer un jugement, une opinion.
Je ne revendique surtout rien du tout, parce je n’ai absolument pas la fibre prosélyte ou revendicatrice. Mais c’est précisément ce qui m’intéresse : comment on va formuler une chose, là, maintenant, en 2019 ? De quelle manière on va dire cette chose qui a déjà été écrite des milliers de fois auparavant de la façon la plus actuelle, la plus branchée sur l’ici et maintenant ? Qu’est-ce qui est plus actuel, inventif, percutant, subtil et puissant que ce que font PNL et Damso [groupe et chanteur de rap – NDLR] en 2019 ? Rien. Pour l’instant rien n’est plus connecté à l’ultra-contemporain que la langue et les images qu’ils inventent. Et puis, en tant que lectrice, oui, ce qui m’intéresse c’est ce qui rend compte du réel, du présent.
Je n’ai pas d’explication à ça, mais je remarque que pour tous mes livres, j’assiste au même processus se mettant en place : au départ il y a une poignée de pages préexistantes au livre qui sont le fruit d’une obsession, ou d’un souvenir qui me hante et que je veux sauver, dont je veux garder une trace. Dans La Légèreté c’est la scène de rencontre entre le garçon et la jeune fille, sur la route goudronnée, le long du cirque avec les fauves. Dans Pour la peau c’est la première page qui ne contient qu’un paragraphe. Dans ce livre-ci c’était ce monologue sur l’été.
J’avais ces pages, que j’avais écrites sans rien mobiliser du tout, il s’agissait presque d’écriture automatique. J’ai su tout de suite qu’il y avait un livre qui se construirait autour, mais pendant longtemps je ne savais pas quoi, et pendant près d’un an, je n’avais rien de plus, j’essayais d’écrire sans y parvenir. J’ai même pensé à arrêter complètement d’écrire, je suis passée par une grande phase de dégoût que je n’avais jamais connue concernant l’écriture. Puis j’ai laissé tombé, et ça s’est remanifesté tout seul quelques mois après. Là, j’avais la structure. Alors j’ai pu commencer à écrire − je ne peux pas commencer à rédiger un livre si je n’en ai pas trouvé la structure.
Aucune idée, mais la piste est intéressante. Cela étant je me méfie toujours des surinterprétations exégétiques.
Il m’est très difficile de parler de ponctuation parce que là encore, je suis dans le physique. Quand la phrase est juste je le sais. Quand j’ai trouvé la ponctuation appropriée d’une phrase, lorsque la phrase est enfin telle qu’elle devait être et pas autrement, je le sens. C’est physique. Je le sens.
Il y a un passage, chez Annie Ernaux, peut-être dans Les Armoires vides mais c’est un souvenir assez confus car je n’ai jamais relu le livre en question, où la narratrice s’interdit de répondre à une invitation à une fête chez l’un de ses camarades parce qu’elle n’a pas de robe à danser. J’étais une jeune adolescente quand j’ai lu ça, peut-être environ quatorze ans, et je me rappelle avoir trouvé insupportable l’idée que certains endroits du monde pouvaient être interdits pour des raisons économiques ; je n’ai pas été d’accord. La conséquence de la lecture de cette scène, c’est que je me suis construite toute ma vie contre cette idée-là, et contre la hiérarchisation des gens en fonction de leur place et de ce qu’on nomme réussite, contre le mépris. Je pense que c’est très sain, parfois, de ne pas être d’accord.
La première phrase de Pour la peau était une référence à Aragon (« La première fois que je vois E. je le trouve quelconque sinon laid » qui rappelle la rencontre d’Aurélien avec Bérénice). Il ne s’agissait pas d’une référence consciente au moment où vous avez écrit mais dans Désintégration vous recourez au cut up en introduisant dans votre propre texte des références au groupe PNL. Pourquoi avoir eu recours à cette technique ?
PNL, je voulais comprendre ce qui se passait. Pourquoi c’était un succès tellement énorme, pourquoi parallèlement les puristes leur crachaient tant dessus, pourquoi les gens ayant un profil littéraire avaient tendance à répéter que c’est si mal écrit. J’ai mis un mois à n’écouter que ça pour dépasser l’Auto-Tune et comprendre ce qu’ils racontaient. C’est juste d’une inventivité terrassante. C’est bourré de formules géniales, avec une imagerie unique qui ne ressemble à rien d’autre. Ils sont super forts, il y a une étendue de niveaux de lecture impressionnante, et puis ils empruntent à des champs de références culturelles très éloignés. C’est d’une richesse inouïe, vertigineuse. PNL c’est un continent. Ceux qui crachent dessus n’ont rien compris ou n’ont pas écouté. La littérature a toujours nourri le rap, il était temps que le rap nourrisse ouvertement la littérature, même si d’aucuns l’ont déjà fait sans le mentionner. Et puis c’est tout ce qui m’intéresse, ça, mêler des champs culturels qui ne sont a priori pas perçus comme pouvant cohabiter. Dans ma pratique d’auditrice ou de lectrice c’est ce qui me nourrit, l’hétéroclite.