Shiloh de Shelby Foote

shiloh.inddShelby Foote (1916-2005) est né à Greenville dans l’État du Mississippi [1]. Romancier et historien, il a signé six romans ainsi qu’un recueil de nouvelles [2]. De même que Faulkner avec son comté fictif de Yoknapatawpha, cinq de ses romans se déroulent dans celui tout aussi fictif de Jordan (mentionné dans Shiloh, notamment page 62). Cependant, son œuvre maîtresse demeure The Civil War : A Narrative publiée en trois volumes (inédits en France), œuvre à laquelle il a consacré près de vingt ans.

Son histoire de la guerre de Sécession, creuset de l’identité sudiste, est sous-titrée « récit » (narrative), Foote considérant que le romancier et l’historien « ont tous deux pour objectif de nous dire comment c’était : de recréer le passé par leur méthode respective et de le faire revivre dans le monde qui les entoure » [3]. Pour l’écrivain sudiste, roman et Histoire sont deux chemins menant à une même vérité.

Son livre Shiloh, publié aux États-Unis en 1952 (en pleine guerre de Corée), retrace la bataille éponyme (5-7 avril 1862), l’une des plus sanglantes de l’histoire des États-Unis avec ses 3 000 morts et ses 16 000 blessés. Dans ce roman, qui restait inédit en France [4], le récit est porté par les voix de plusieurs soldats, personnages inventés par Foote, issus des deux camps.

1Le mot hébreu shiloh signifie « lieu de paix », ainsi que le rappelle l’un des personnages du roman (page 59). C’est une modeste chapelle méthodiste, simple cabane en rondins, près de la rivière Tennessee, qui a donné son nom à cette bataille au cours de laquelle se joua en grande partie le sort de la guerre de Sécession. Les généraux sudistes Beauregard et Johnston ne parvinrent pas à repousser au cours de cet affrontement meurtrier l’armée de l’Union au-delà de la rivière.

Commençons par ce que le lecteur découvre en premier de ce livre publié pour la première fois en France dans la belle traduction d’Olivier Deparis, à savoir sa couverture avec cette image représentant le drapeau des États-Unis d’Amérique, The Star-Spangled Banner (qui est également le titre de l’hymne national).

L’Union n’ayant jamais reconnu l’indépendance des États confédérés, le drapeau national ne subit aucune modification durant la guerre de Sécession (comme le retrait de onze étoiles qui aurait pu correspondre à une reconnaissance de la sécession des États confédérés). En revanche, l’armée des États confédérés adopta durant la guerre un drapeau arborant la Southern Cross (« croix sudiste »). Rappelons que le drapeau de guerre sur lequel figure la Southern Cross, bien qu’interdit après la guerre, a néanmoins inspiré ceux de plusieurs États anciennement sécessionnistes tels celui du Mississippi où est né Shelby Foote.

Cette couverture induit une certaine vision pro-nordiste du roman, vision qui s’est imposée dans l’Histoire par la victoire de l’Union et la défaite des États confédérés, mais qui n’est pas celle de l’écrivain sudiste. Shiloh est un livre à trois temps : le temps de l’énonciation (1952, la guerre de Corée), le temps de la matière énoncée (1862) et le temps de la lecture (2019 pour les lecteurs français). Les conditions de réception de cette œuvre de Foote ne sont évidemment pas les mêmes aujourd’hui, notamment après la vague de retrait de statues de soldats confédérés survenue en 2017.

2Mais revenons à ces étoiles qui ornent le drapeau déchiré de la couverture du livre. Les occurrences de description du ciel étoilé sont nombreuses au début du récit, moment qui précède la bataille : « Un grand calme s’installa avec la lumière bleue du crépuscule, puis les étoiles apparurent », note le lieutenant Palmer Metcalfe (p. 29).

Plus loin c’est le capitaine Walter Fountain qui décrit : « Il y avait une lune haute et fine, et toutes les étoiles étaient sorties. » (p. 35) Ces étoiles renvoient évidemment à celles du drapeau qui représentent les États mais elles tracent également dans le ciel une carte inversée, car ce n’est plus la terre qui lie les hommes entre eux (terre pour laquelle les Sudistes se battent), mais les cieux. Tous ces soldats sont loin de chez eux : « Je m’étais rendormi et avais rêvé de chez moi, mais j’étais bien là, dans le Tennessee, plus loin d’Ithaca et du comté de Jordan que je ne l’avais été de toute ma vie. » (p. 62)

Dans la nuit qui précède la bataille, le soldat Luther Dade note : « Lorsque je m’endormis, les étoiles étaient sorties et il y avait même un peu de lune, un fin croissant lumineux dans la nuit, mais à mon réveil c’était le noir complet […]. » (p. 61)

Les étoiles ont disparu et un soleil rouge se lève (p. 63), annonciateur du sang qui sera versé lors de la bataille. La vision de Shelby Foote se fait ici plus épique qu’historique.

Lorsque la bataille est engagée, les étoiles n’apparaissent plus, la pluie tombe quasiment sans interruption :

3« Lorsque j’eus recueilli tous les renseignements dont j’avais besoin, il faisait nuit noire et la pluie s’était mise à tomber, une pluie au début très fine, comme des embruns, qui s’était muée en une bruine lente et régulière qui faisait entendre un léger murmure en s’infiltrant à travers les branches des chênes. » (p. 130) [5]

La pluie brouille la vue des soldats comme un rideau de larmes : « La pluie traçait des hachures grises obliques. » (p. 173)

Dans sa note finale, Foote écrit qu’il espère avoir fidèlement reproduit les conditions météorologiques de la bataille (p. 199). Ces signes peuvent être lus comme autant de funestes présages (« L’obscurité se fit soudain, due non pas à la nuit mais aux nuages qui s’amassaient, une pénombre étrange et inquiétante. » p. 196), rappelant ceux mentionnés dans la tragédie Jules César de Shakespeare, dramaturge auquel le personnage de Palmer Metcalfe, aide de camp du général Johnston, se réfère à deux reprises (pp. 19 et 182-183).

L’univers réagit à la tragédie en train de se dérouler, le ciel noir renvoyant à la noirceur du cœur des hommes, le tonnerre à la colère, la pluie au chagrin, vision romantique revendiquée par l’auteur : « Nous souffrions d’une vieille maladie […] : un incurable romantisme, un esprit chevaleresque déplacé, trop de Walter Scott et de Dumas lus à la lettre. » (p. 177)

Lorsque la bataille s’achève, les étoiles réapparaissent enfin dans le ciel : « Il faisait nuit à présent et les étoiles brillaient alors que la lune n’était pas levée. » (p. 198)

4À l’instar du personnage de Palmer Metcalfe, son alter ego, qui s’enorgueillit dans le premier chapitre d’avoir mis des points et des points-virgules à l’ordre de bataille (pp. 18-19), Foote prend part à cette période de l’Histoire en s’en appropriant le récit, se faisant acteur à travers la voix de ces différents personnages de fiction, comme les amateurs de reconstitution historique. C’est aussi la limite de ce roman, en raison du positionnement d’énonciateur choisi par l’écrivain.

Contrairement à ce que nous pouvons lire ici où là, Shiloh ne sent pas « l’haleine fétide des militaires affamés » [6]. Car Shelby Foote fait parler des morts, ses morts, le lecteur de 1952 ne pouvant jamais oublier durant sa lecture que cette histoire se déroule 90 ans plus tôt. En ce sens Shiloh est un roman anachronique.

Ceci a évidemment pour but de conférer au récit une dimension intrinsèquement tragique : ce n’est pas ce qui se passe au moment de l’énonciation qui importe (la guerre de Corée), mais ce qui s’est passé autrefois.

Foote fait le choix du récit (narrative), terme qu’il emploie également pour son ouvrage historique consacré à la guerre de Sécession, donc en employant les temps verbaux du passé (bien que raconté par des personnages de fiction qui ont vécu les événements relatés), dans un style de facture somme toute très classique. Choix de la distance donc.

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© Sally Mann

Du roman, Foote ne conserve que les artifices narratifs propres à servir au mieux la reconstitution très scrupuleuse, multipliant les détails, les anecdotes, afin de donner à son texte une patine authentique.

Cependant, ce choix, plus commémoratif que romanesque, donne parfois à ses personnages l’aspect pétrifié des mannequins de cire des musées d’histoire, telle cette vision des deux cadavres sur le champ de bataille : « À un moment, je vis un Rebelle et un Unioniste face à face, chacun d’un côté de la route, en position de tir couché. Ils se tenaient l’un l’autre en joue, un œil fermé. Ils avaient la même blessure, un petit trou rouge et net dans le front, et la mort les avait figés ainsi, leur arme encore pointée sur sa cible […]. » (p. 163)

Cet aspect commémoratif à l’œuvre dans Shiloh éveillera l’intérêt ou provoquera l’ennui, selon la sensibilité propre à chaque lecteur, car l’émotion naît non pas de n’écriture elle-même (le véritable enjeu de ce livre n’étant pas là), mais de la corde patriotique que l’écrivain sudiste entend faire vibrer tel un nouvel aède.

Trop souvent comparé (et abusivement) à Faulkner, – comme si être sudiste suffisait à qualifier ipso facto tout romancier comme l’héritier naturel de l’auteur de Le Bruit et la fureur -, Shelby Foote signe avec Shiloh un essai romanesque que l’on pourra lire comme l’esquisse de son grand œuvre, sa monumentale histoire de la guerre civile à laquelle il consacra près de vingt ans. Si son style n’est pas animé du même feu qui embrase l’écriture de Faulkner et la rend si incandescente, le lecteur entendra battre sous la cendre des mots le cœur d’un homme profondément épris de son Sud natal sans jamais rien dissimuler de son terrible passé.


Shiloh de Shelby Foote, traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier Deparis, Rivages, février 2019

Toutes les photographies sont de Mathew Brady (1823-1896) (sources : US National Archives : https://www.flickr.com/photos/usnationalarchives/albums/72157622549882756/page1), à l’exception de la photographie © Sally Mann tirée de sa série « Battlefields » (https://www.sallymann.com/new-gallery-3.)

[1] Paul Carmignani a consacré un essai au romancier américain, Shelby Foote : un Sudite au carré, collections Voix américaines, Belin, 1998 : https://www.belin-editeur.com/shelby-foote#anchor1

[2] Tournament (1949), Follow Me Down (1950, publié en français sous le titre Tourbillon, traduit par Maurice-Edgar Coindreau et Hervé Belkiri-Deluen, Gallimard, 1978), Love in a Dry Season (1951, L’Amour en saison sèche, traduit par Hervé Belkiri-Deluen, Denoël, 1978), Shiloh (1952), Jordan County : a Landscape in Narrative (1954, L’Enfant de la fièvre, traduit par Maurice-Edgar Coindreau et Claude Richard, Gallimard, 1975), et September, September (1978, Septembre en noir et blanc, traduit par Jane Filion, Denoël, 1981),

[3] The Novelist’s View of History, cité dans Les Portes du Delta de Paul Carmignani, Presses Universitaires de Perpignan, 1996

[4] Saluons le remarquable travail d’éditrice de Nathalie Zberro qui poursuit inlassablement son exploration de la littérature américaine en enrichissant le catalogue des éditions Rivages d’œuvres souvent injustement tombées dans l’oubli comme le superbe Le Tonneau magique (The Magic Barrel) de Bernard Malamud, traduit de l’anglais par Josée Kamoun et publié l’an passé (notre recension de cet ouvrage à lire ici : https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/2018/05/14/le-tonneau-magique-de-bernard-malamud/)

[5] Autres occurrences : « Le vent lui aussi était tombé mais la pluie continuait de tambouriner régulièrement contre la tente. » (p. 141) « Je reçu une grosse goutte de pluie en plein dans l’œil. Elles tombèrent au début une à une, rares et espacées, elles frappaient les feuilles mortes avec un bruit de robinet qui fuit, puis de plus en plus vite, en tambourinant […]. » (p. 151)

[6] https://www.lemonde.fr/culture/article/2019/02/20/shelby-foote-au-plus-fort-de-la-bataille-de-shiloh_5425891_3246.html


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