Nicolas Mathieu publie son premier roman Aux animaux la guerre chez Actes Sud en 2014. Salué lors de sa parution par la critique, Prix Transfuge du meilleur espoir Polar, ce roman noir choral des laissés-pour-compte de la France postindustrielle a été adapté en série télévisée par le réalisateur Alain Tasma pour France 3.
Non, pas vraiment. Je les ai beaucoup moins lus que Manchette. Je me sens héritier de Manchette parce que comme lui, j’ai essayé de faire des histoires de flingues et de course-poursuites qui charrient autre chose, et notamment un style. Ses chroniques ont beaucoup compté dans mon parcours. Elles m’ont aidé à me définir une place, à établir une position de tir, d’où écrire à couvert en quelque sorte. Grâce au roman noir, j’ai trouvé une manière de contourner la crainte respectueuse que m’inspirait la littérature.
Le réalisme est un postulat. Je ne sais pas très bien d’où ça vient. Rendre du réel est devenu une obsession. Parce que j’ai envie de mettre des mots sur les choses que nous vivons tous sans toujours pouvoir les nommer. Je cherche notamment à obtenir cet effet si précieux qu’on ressent à la lecture de certains livres : « C’est exactement ça ». Dire le monde m’apparait comme l’une des visées les plus nécessaires du roman, et pour moi, ça passe par une coïncidence entre le texte et ce monde. Peut-être que cette nécessité est d’autant plus prégnante qu’il me semble qu’une bonne partie de l’industrie de l’information a sombré dans le simulacre, la falsification, le barnum communicationnel.
Ce serait plutôt une éthique qu’une esthétique. Mais oui, il y a de ça. Dire le monde, le dire avec une justesse maximale. C’est une volonté qui me vient sans doute des grands modèles que j’ai admirés le plus : Céline, Flaubert, Piallat. Il se cache derrière tout ça une sorte de rage du dévoilement. Se venger des mensonges, des paroles non tenues, des escroqueries du quotidien. Au fond, je voudrais passer le visage de notre civilisation au demake-up. Le réalisme n’est pas seulement descriptif. Il est analytique. Il cherche à nuire aux apparences et aux fables qu’on se raconte.
Là encore, cette distance juste, c’est une question de morale. De morale du point de vue. Chaque personnage à ses raisons, je les comprends toutes, je les défends une à une. Finalement, cette position m’est assez naturelle. J’imagine que c’est lié à mon parcours de transfuge. N’appartenant plus à mon monde d’origine, ne pouvant appartenir de plein pied au monde où je me situe aujourd’hui, parce que je n’y suis pas né, je me retrouve dans une sorte d’entre-deux définitif. Ce lieu est à la fois très inconfortable, parce que je n’éprouve pas de sentiment d’appartenance, mais aussi très profitable, puisqu’il me donne de fait une position de témoin privilégié. Mais peut-être que je me raconte des histoires…
Je ne pense pas faire des livres sociologiques. J’écris des romans, c’est de la littérature et ce n’est que cela. Mais ma vision du monde, mon rapport aux choses, aux gens et à la vérité sont empreints de ces apports venus des sciences sociales. La vérité statistique m’apparait par exemple toujours beaucoup plus probante que les cas, les exemples, les destins singuliers, même si elle ne les annule pas. L’imaginaire n’est donc pas enclos dans une démarche sociologisante. Il est plutôt infusé par des connaissances, des manières de sentir et de voir qui sont elles-mêmes infléchies par ce poids des sciences sociales.
Bien sûr. La question du point de vue est centrale pour moi. Et notamment du fait de mon parcours de cinéphile. Quand j’étais étudiant, j’ai été très influencé par Serge Daney, sa fixette sur le traveling de Kapo, le fameux article de Rivette intitulé « De l’abjection » [2]. Dans cette critique publiée dans les Cahiers du cinéma, Rivette expliquait déjà ce que Godard a redit ensuite : le travelling est une affaire de morale. C’est-à-dire que raconter une histoire, choisir une place pour le faire, ce n’est jamais innocent, et l’acte de montrer, comme tout acte, induit une responsabilité.
Les situations finissent toujours par devenir des images. Et certains personnages naissent d’une sorte de flash visuel. Anthony a d’abord été ce petit mec bas du front, à cheval sur une moto, torse nu, sans casque, qui file sur une départementale, aussi vite que possible, buté, explosif, et jeune à crever. Je le voyais. Et cette image m’a remué très fort. C’est une de ces étincelles qui permettent de mettre le feu aux poudres de la narration.
J’aime passionnément Annie Ernaux. J’aime beaucoup le travail de François Bégaudeau. Je suis toujours curieux et séduit par ce que fait Michel Houellebecq. Je suis très proche de Benoit Minville et Marion Brunet.
En revanche, je ne crois pas du tout que mon approche va devenir dominante. Je sens chaque jour chez les lecteurs que je rencontre des résistances vis-à-vis de ce roman. La fable du mérite et de l’égalité des chances, le baume des histoires qui ont du sens, des happy ends et des sorties par le haut, ces arrangements avec les faits ont encore de beaux jours devant eux. La plupart des gens préfèrent espérer que savoir. Pourtant, savoir me semble un préalable indispensable, si l’on ne veut pas espérer à fonds perdus.
L’écriture s’efforce de fixer des choses fugitives. Elle œuvre donc contre la mort, tout en sachant que c’est un effort dérisoire. D’où la mélancolie qui sourd de n’importe quelle œuvre littéraire qui s’intéresse à cette hémorragie du temps.
Vous avez dédié votre roman (ainsi que votre Prix Goncourt) à votre fils Oscar âgé de cinq ans et demi. Quel est le sens de cette dédicace ? Vouliez-vous lui transmettre une part de vous-même à travers cette histoire ? Votre livre, est-ce un héritage ?
L’idée des ellipses était là dès l’origine. Dans le premier roman, j’avais déjà expérimenté ce type d’écriture des lacunes, et j’avais trouvé ça particulièrement intéressant. À chaque fois qu’on ménage un creux, on convoque l’imagination du lecteur qui va le combler, supposer des événements, inventer des prolongements qui ne sont pas le fait de l’auteur. Écrire, ce n’est pas seulement fixer des choses, c’est aussi détourer des vides. Ce côté allusif, le fait de laisser une place au hors champ, ça rend le livre plus vaste. Il devient comme notre monde, flou dans ses limites, inconnaissable en totalité, ouvert sur un dehors qui ne cesse pas d’affecter le dedans.
Ce n’est pas tellement que je préfère cette méthode, c’est plutôt que je ne parviens pas à faire un plan. Pour moi, c’est dans le déploiement de l’écriture, dans l’acte d’écrire, dans la croissance progressive du texte que les idées, les personnages, les situations, prennent forme.
Non. Ce que je veux dire par là, c’est qu’écrire n’est pas un travail de flic, de procureur ou de douanier. Je déteste par exemple les personnages de faire-valoir, les salauds monolithiques, les figures utilitaires. Je ne veux pas être un petit dieu sermonneur dans l’univers qu’il s’est créé à sa mesure. J’essaie de faire exister chacun. Et chacun a ses raisons et le droit d’être défendu.
J’ai ce fantasme de l’affaire Grégory, qui est à la fois une histoire criminelle, une histoire de famille, le portrait d’une époque, d’une région, d’une classe, de la société des 80’s et plus encore : le récit d’un sacrifice humain. Cet enfant a été immolé sur l’autel d’une haine tragique entre des frères et des sœurs, des oncles et des cousins, un enfer de liens de parentés et de ressentiment, et tout cela dans un village minuscule, une petite vallée, trois fois rien sur la carte du monde. C’est ce côté archaïque, les Atrides de la Vologne, qui me fascine. Ça plonge aux racines-mêmes de ce que nous sommes en tant qu’hommes.
J’écris à la place de mon père. J’écris pour celui que j’étais à chaque fois qu’on m’a humilié. J’écris pour les esclaves dont je suis, et qu’on trouve dans le RER, à Châtelet, dans les usines, les open spaces, ceux dont le temps est dévoré par une mécanique sans queue ni tête qui produit de la bêtise et dévore la terre sous nos pieds. J’écris pour tous ceux qui pourraient se dire en contemplant leur vie : est-ce tout ?
De Pete Dexter, j’ai toujours beaucoup admiré l’efficacité narrative et cette sorte de transparence. Son style ne s’exhibe pas. L’auteur disparait et laisse toute la place aux personnages et au récit.
Quand je parle d’écriture martiale, de rendre les coups, il ne s’agit pas de cette difficulté à écrire, pourtant bien réelle. Il me semble qu’en écrivant, en décortiquant par exemple le fonctionnement de l’école, en fendant le voile de mensonges qui est tendu entre nous et le réel, je règle des comptes, j’opère sur un champ de bataille où l’adversaire est la vie même, le social, la bêtise, le temps. Tout ce qui peut, à un moment ou à un autre, m’être intolérable.
Le titre de votre premier roman était emprunté à une fable de La Fontaine et celui-ci au verset 44, chapitre 9 du Siracide. Est-ce pour montrer la grandeur de ces vies minuscules et l’universalité de vos personnages ?
Vous avez coécrit le scénario de l’adaptation de votre premier roman Aux animaux la guerre. Comment s’est déroulée l’écriture du scénario en collaboration avec Alain Tasma qui a réalisé les six épisodes de la série diffusée sur France 3 ?
En 1954, Truffaut avait écrit pour les Cahiers du cinéma un papier demeuré dans l’Histoire : « Une certaines tendances du cinéma français ». Il y dégommait les réalisateurs les mieux en place de la profession, et nommément. Avec le recul, toute cette affaire de politique des auteurs mise en œuvre par les jeunes Turcs des Cahiers pourrait se résumer d’un mot : « Place aux jeunes ». C’est un peu là même chose ici. « Assez, donnez-nous de l’air » disent d’ailleurs à plusieurs reprises les auteurs de cette tribune. C’est toujours réjouissant de voir un groupe d’artistes qui se désigne des adversaires et fait mouvement.
Une réflexion sur “Entretien avec Nicolas Mathieu”