
À plusieurs reprises dans Tenir jusqu’à l’aube votre personnage se connecte sur des forums à la recherche de réconfort, de soutien et de conseils. Qu’est-ce que cela dit selon vous de notre société ?
Certains le sont, d’autres sont inventés. La narratrice tombe sur le témoignage de Beverly qui a projeté de tout quitter, de disparaitre. Or les internautes se déchaînent contre cette pauvre Beverly, la traitent de mère indigne, l’insultent… Les commentaires incarnent la pression sociale, que les femmes se mettent elles-mêmes. La société tolère l’absence totale des pères mais pas des mères. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Pourquoi cet anonymat de vos personnages ? Est-ce pour montrer que votre personnage de mère solo a perdu sa propre identité ?
Votre écriture a également une dimension très orale. Votre précédent roman, Une femme au téléphone, était d’ailleurs un monologue. Des phrases courtes, nominales ou à l’infinitif semblent caractériser votre style. Y a-t-il une volonté délibérée de travailler une langue du quotidien, d’éviter les effets trop « littéraires » ?
J’essaie d’inventer à chaque fois la voix la plus juste. Charlène dans Une femme au téléphone a un rapport très particulier à la langue, elle s’en sert non pour communiquer mais pour combler le vide, pour se décharger de ses angoisses. Je voulais que ça se sente dans la phrase, dans le rythme, que le lecteur ne puisse pas raccrocher. C’est la langue de l’emprise.
Qu’est-ce qui a changé, selon vous, dans nos sociétés après la vague soulevée par le mouvement #MeeToo ?
Je pense que les chiffres parlent d’eux-mêmes. Les prix littéraires restent attribués à des hommes, à plus de 80 % cette année. Or 85 % des lecteurs sont des lectrices. Les femmes continuent à lire des visions du monde portées par les hommes, à se percevoir à travers ce prisme-là. Il faudrait des quotas, pour faire avancer les choses, très nettement. Et des jurys tournant bien-sûr, comme dans les pays anglo-saxons.
Oui, j’ai longtemps fait du portrait. Je dessinais des groupes, des gens dansant en discothèque par exemple. Je peignais à partir d’arrêts sur images de vidéos que je réalisais moi-même. Et puis petit à petit les mots sont venus s’inscrire sur les toiles. Et un jour est venu le problème du « quoi peindre », je ne savais plus quoi peindre. Les mots ont pris le relai naturellement. Jusqu’au jour où peut-être je ne saurai plus quoi écrire… J’espère qu’un autre medium viendra à mon secours à ce moment… Car je n’envisage pas de vivre sans créer.
Oui sans doute ; j’essaie toujours de donner la voix aux sans-voix. D’amplifier ce que j’entends, ce que je ressens. Pour autant chaque livre est une totale remise en question au point de vue du sujet comme de la forme. Je recommence à zéro et c’est la même angoisse et la même frénésie à chaque fois.
Il faut le déclic bien sûr. Savoir « quoi écrire ». C’est le plus dur. Trouver un angle, un sujet. Ensuite oui, j’écris très vite, en quelques mois, puis encore plusieurs mois de réécriture avec mon éditeur de L’Arbalète, Thomas Simonnet.
Je privilégie le souffle et le rythme sur la phrase. Une belle phrase n’a de sens que dans un ensemble plus vaste qui est le roman.
Une réflexion sur “Entretien avec Carole Fives”