L’Invention des corps de Pierre Ducrozet

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Álvaro, jeune professeur surdoué de l’informatique, est un rescapé du massacre survenu dans la nuit du 26 septembre 2014 à Iguala, dans l’État de Guerrero au Mexique. Quarante-trois étudiants y furent assassinés par la police cette nuit-là. Après avoir fui, Álvaro tombe dans les griffes de Parker Hayes, savant fou de la Silicon Valley, gourou du transhumanisme, qui vient de recruter Adèle, une brillante biologiste française, pour créer un homme nouveau.

« Il n’y a rien ici ou presque mais il faut pourtant en dire quelque chose. » C’est par ces mots que débute L’Invention des corps, par cette évocation du big bang qu’est toute création littéraire non-autobiographique.

« À quoi pourrait ressembler un roman du XXIème siècle ? » (1), s’interroge Pierre Ducrozet. « J’ai imaginé […] un roman sans centre, fait de plis et de passages, de liens, d’hypertextes, qui dédoublerait le mouvement du monde contemporain, en adoptant Internet comme sujet et comme forme. » (2) Faire table rase des œuvres romanesques antérieures pour inventer le roman  de l’ère 2.0., concevoir L’Invention des corps comme un reboot total, le pari est pour le moins osé.

Pierre Ducrozet immerge le lecteur dans une séquence d’ouverture ultra-violente qu’il aborde en dépouillant sa phrase à l’extrême pour n’en conserver que sa pulsation binaire, marquant nettement le rythme percussif par les occlusives, sourdes et sonores (3) : « On les tire comme des bêtes par les pieds, le nez d’Álvaro se fracasse sur le bitume, on lui attrape une main et on le jette sur une surface en métal. Camion. Rester calme, malgré les muscles qui brûlent et le nez en sang.  Un autre corps tombe sur lui. » (page 26) Ou encore plus loin : « Pleine ville à présent dans les odeurs d’asphalte tiède et de gasoil. Il voit sur le côté une de ces vieilles cabines téléphoniques, mais qui appeler ? » (p. 32)

Ces pages méritent d’être lues à voix haute pour bien marquer la scansion. Car Pierre Ducrozet écrit en musicien. Les différentes parties de son roman sont d’ailleurs désignées par des mouvements (le livre en comporte en tout quatre) comme la partition d’une symphonie.

Chaque séquence a sa propre couleur, sa propre respiration, sa propre tonalité : «  Toujours Álvaro a eu cette hypersensibilité à tout ce qui tombe, le regard de son père, les gestes des passants, la résignation, les défaites toute cette mort en suspension dans l’air qu’il déchire. » (p. 39) Notez l’absence de virgule entre « les défaites » et « toute cette mort » qui permet de maintenir le son comme un musicien tient la note.

L’auteur n’expérimente pas uniquement les possibilités musicales de la langue, il a également recours à tous les procédés stylistiques qui servent au mieux la narration. Par exemple, lorsqu’Álvaro fume du crack, l’auteur passe du présent de la narration au futur simple, exprimant par ce changement de temps verbal la confusion temporelle qu’éprouve son personnage : « La vague envahit ses bronches, relâchant, dans une déflagration diffuse, l’ensemble de sa cage thoracique enserrée dans un corset, pendant que monte au cerveau une vague d’un blanc laiteux, double caravelle braquée qui dilate les nœuds et l’emmène. […] Plus tard, ils parleront, ils échangeront des mots sur des choses sans importances. Il repartira. » (p. 42)

Pierre Ducrozet explore également les possibilités non-mimétiques du langage, procédant par métonymie. Ce n’est dès lors pas la signification du mot lui-même, en soi, qui va faire sens, mais l’agencement des mots entre eux, leur permutation, la syntaxe donc. Par exemple, quand Álvaro et son passeur (qui souffrent de la chaleur et de la soif) doivent se cacher à l’approche du shérif, le souffle court, la bouche sèche, voici avec quelle aridité Pierre Ducrozet décrit la scène, comme si les mots étaient des pierres brûlantes chauffées par le soleil : « Le garçon regarde devant, pas de perspective, pas d’échappée. Les bruits sont justes là. Respire plus. Álvaro regarde le garçon d’un air noir, t’agite pas, sans les mots. […] Quand rien plus rien du tout ils se relèvent. » (p. 55)

Dans le IIe mouvement du roman, le lecteur découvre en même temps qu’Álvaro le personnage de Parker Hayes discourant sans cesse sur l’homme nouveau que ce gourou de la  Silicon Valley appelle de ses vœux. Hayes rêve d’un « homme augmenté, amélioré, qui parviendrait à s’élever au-dessus de sa condition actuelle » (p. 64).

Hayes est un personnage sans épaisseur psychologique, le plus souvent réduit à sa propre caricature de patron (fictif) de GAFA (on lira la charge de l’auteur contre les géants du Net à travers les pensées du personnage – lui aussi fictif – de Werner p. 186).

Pierre Ducrozet le fait s’exprimer soit par sentences (« Internet ne modifie pas la communication. Internet modifie l’homme. » p. 62), soit avec trivialité (« les poissons sont cons comme des barriques », dit-il p. 147 lorsqu’il évoque son grand projet de construction d’une île artificielle au large de San Francisco), sans doute pour montrer la vacuité intellectuelle de ce Prométhée moderne – même si Pierre Ducrozet convoque le philosophe René Girard pour donner un peu plus de profondeur à son personnage quand il raconte la genèse du projet (p.74). Adèle, d’ailleurs, raille Hayes : « Est-ce ça ressemble toujours à un mauvais film de science-fiction quand on est à côté de vous, ou parfois vous dites aussi des phrases genre normales » ? (p. 132)

Loin de la vision utilitariste de l’homme exprimée par Hayes, Adèle, la biologiste, voit le monde en artiste : « Ce qu’elle voit, sous la peau, ce sont des atolls, des insectes de mer, des rougets, des toiles de Pollock, ce qu’elle voit quand elle se glisse dans les vaisseaux, les crevasses et les rivières, ce sont des astéroïdes rouge-bleu, des robes au vent, des mitochondries comme les silhouettes raides de l’art brut, des soucoupes volantes jaune flamme, des graves noires et grises (lysosomes, protéines), des éclats de peinture (chromosomes) […]. » (p. 81)

L’auteur veut à toute force ramener le dualisme cartésien de l’esprit et du corps dans sa ligne de mire. Le trait est alors souvent trop ostensible, son geste trop appuyé, comme ici, lorsqu’il évoque Hayes à l’âge de dix-huit ans : « […] son corps pèse sur lui. C’est un manteau trop grand, qui tombe en pluie sur ses épaules, le laissant nu et glacé aux yeux du monde. Cette masse froide l’embarrasse il l’éreinte d’amphétamines pour aller plus vite, l’assomme le soir de somnifères et de Xanax. » (p. 71)

Ou plus loin, quand il parle d’Adèle qui « ne sait pas comment se dépêtrer avec toute cette peau qu’elle a autour d’elle ». « C’est un bordel pas possible », écrit encore l’auteur, « elle se heurte à tous les coins, elle ne sait pas comment faire pour diriger ce machin qui l’encombre » (p. 138).

Même constat avec le personnage fictif de Werner (présenté comme l’un des inventeurs du Net) : « Il pressent l’avènement d’un temps qui se délesterait de cette enveloppe terrestre qui pèse sur lui nuit et jour, qui l’indispose. » (p. 175) Si Hayes est un Prométhée moderne, Werner lui a tout de la figure messianique du prophète, son discours est parole d’évangile pour toute une génération de hackers : « Le code informatique nous rend libre. » (p. 181)

Pierre Ducrozet pose, à travers ses personnages (qui manquent pour certains de consistance), de nombreuses questions, sans apporter de réponses. Il s’agit là de la partie la moins convaincante du roman. Et je ne saurais trop conseiller la lecture de Futu.re de Dmitry Glukhovsky, traduit du russe par Denis E. Savine, publié chez L’Atalante, qui non seulement aborde avec maestria des questions philosophiques similaires mais est, en premier lieu, un magnifique roman superbement écrit et traduit.

Pour appuyer sa réflexion, Pierre Ducrozet multiplie donc les points de vue des personnages qui s’opposent à Hayes. Lin est notamment le personnage qui permet à l’auteur d’exprimer les idées les plus poussées. Né(e) homme, Lin est devenu(e) femme. Ce n’est pourtant pas la transformation du corps qui l’intéresse, mais celle de la conscience. « Il n’y a pas d’un côté la culture et de l’autre la nature, il n’y a pas le corps et le non-corps, le réel et le virtuel, tout ça est entièrement imbriqué. » (p. 153)

Lin est le personnage le plus extrême du roman, figure transgenre qui rêve d’« un monde sans moi » (p. 174), ou plutôt dans lequel le moi serait dissout dans « le tout-monde sans limites » (p. 152), le Web, – sans frontières, sans identités, sans genres. « Lin a pris dès l’abord son corps comme l’Atari qui était devant elle / lui, comme une machine à désosser […]. » (p. 157)

Lin bouleverse l’ordre établi du roman classique par sa seule présence et le texte lui-même dans son corps :

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Pour ce roman du XXIème siècle, Pierre Ducrozet ne pouvait manquer d’interroger le statut du narrateur, en jouant notamment sur la focalisation, comme dans ce passage où le surgissement du pronom personnel je surprend le lecteur : « Adèle a le visage rond, les cheveux noirs, le rire éclatant. On la voit passer. Je la vois passer. Je ne dis rien. Je la regarde. » (p. 79)

C’est Werner qui donne la clé de la construction du roman lorsqu’il évoque la théorie du rhizome développée par le philosophe Gilles Deleuze : « Si j’écrivais un roman (Dieu m’en garde, j’ai des choses plus importantes à faire), je le construirais ainsi, en rhizome, en archipel, figures libres, interconnections, hypertexte, car ça devrait être le fondement du récit contemporain. […] L’art n’a ni début ni fin, il n’a pas de thème ou de personnages fixes, de point A et de point B, il se développe librement, comme un chancre, un tentacule, une herbe folle […]. […] c’est un réseau lui aussi. » (pp. 184 et 185)

De fait, la narration de L’Invention des corps se développe de manière non linéaire : on passe d’un lieu à un autre, d’une année à une autre, d’un personnage à un autre, tout se succède, sans changement de chapitres, comme si le lecteur cliquait sur un lien hypertexte, suivant soudain une nouvelle direction, comme dans ce passage où Pierre Ducrozet commence par décrire Lin dans un bar d’Amsterdam en 2013 avant de faire basculer le lecteur et Lin un an plus tard, dans un hackerspace californien, face à Adèle :

« Sergueï Brin repose les Google Glass sur la table en onyx devant lui. 

− J’essaie de créer une potion, dit Lin, qui nous permette d’accéder tranquillement à la connaissance universelle.

− Tu veux une bière pour l’instant ? dit Adèle. » (p. 150)

Cependant l’architecture du roman n’est qu’en apparence celle d’un réseau, et demeure, au final, assez classique, Pierre Ducrozet ne parvenant pas à insuffler à L’Invention des corps le vent de subversivité qui anime ses personnages de hackers.

La véritable réussite du quatrième roman (4) de Pierre Ducrozet réside dans cette quête d’une langue sans cesse réinventée, une langue à laquelle l’écrivain donne du corps. Une langue incarnée.


L’Invention des corps de Pierre Ducrozet, Actes Sud, août 2017.

(1) https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/linvention-des-corps

(2) Ibid.

(3) Orales sourdes [p], [t̪], [k] ; orales sonores [b], [d̪], [g] ; nasales sonores [m], [n], [ɲ].

(4) Requiem pour Lola rouge (2010), La vie qu’on voulait (2013) et Eroica (2015) sont publiés chez Grasset. Eroica est disponible dans la collection poche Babel chez Actes Sud (mars 2018).

 


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