
Fondées en 2004, les éditions Poètes de brousse, établies à Montréal, sont dirigées par un duo d’autrices, Kim Doré et Myriam Vincent. En 2009 s’ouvre la collection Essai libre, puis à l’automne 2019 s’inaugure la collection Prose, consacrée à la fiction. Poésie, essai, fiction, – le riche et beau catalogue de Poètes de brousse comprend des textes de Salomé Assor, Geneviève Blais, Jonathan Charette, Daria Colonna, Véronique Cyr, Jean-Marc Desgent, Alycia Dufour, Alizée Goulet, Roseline Lambert, Annie Landreville, Caroline Louisseize, Nada Sattouf, Emmanuel Simard, Émilie Turmel, ou encore Laurence Veilleux, pour n’en citer que quelques-un·e·s.
Rencontre avec ses deux éditrices alors que cette belle maison d’édition québécoise fête ses vingt ans d’existence.
Les Imposteurs : Sur quel désir, ou constat, s’est créée votre maison d’édition, Poètes de brousse, il y a vingt ans ? Était-ce alors une question d’esthétiques qui vous semblaient trop peu visibles, ou de voix peu audibles qui méritaient selon vous à ce moment-là d’être défendues ?
Kim Doré : Je crois en effet qu’il n’était pas simple à ce moment, pour les poètes des générations X et ultérieures, de se tailler une place dans les catalogues luxuriants des éditeurs en place. Question d’esthétique ou pas, plusieurs maisons sont nées plus ou moins au même moment – notamment le Quartanier, La Peuplade, L’Écrou – ce qui tend à démontrer qu’en termes d’offre et de demande, quelque chose ne coïncidait pas.

Les Imposteurs : D’où vient le nom de votre maison d’édition ?
Kim Doré : En toute franchise, je ne suis pas fan du nom. Il a été choisi en 1997, lorsque Poètes de brousse a débuté en tant que collection chez un autre éditeur. Au moment de fonder la maison en 2004, j’ai plaidé pour le changer et repartir sur de nouvelles bases, mais on m’en a dissuadée, arguant que ce nom était déjà connu et qu’il valait mieux le conserver.
Les Imposteurs : Comment se sont fait les premiers choix, ceux des premiers textes qui allaient initier votre catalogue ?
Kim Doré : Je dirais d’abord instinctivement ! Il y avait déjà de gros joueurs bien établis en poésie au Québec, Le Noroît, les Herbes rouges, l’Hexagone, les Écrits de forges… Nous savions qu’il fallait miser sur de nouvelles voix, que les poètes dont la carrière était déjà bien établie ne se rueraient pas chez une maison toute jeune. J’ai d’emblée choisi celles qui, au-delà du recueil soumis, me semblaient couver la promesse d’une œuvre. Il y avait parmi elles et eux Jean-Philippe Bergeron, Maxime Catellier, Philippe More, Geneviève Blais, Véronique Cyr, Catherine Harton et François Guerrette, pour n’en nommer que quelques-un·e·s. C’est donc un pari gagné !
Les Imposteurs : Lorsque vous avez créé Poètes de brousse, aviez-vous en tête des maisons d’édition qui étaient des sortes de modèle ?
Kim Doré : Des maisons admirées et admirables bien sûr, mais je ne dirais pas tant des modèles. On avait la naïveté de croire qu’il fallait et qu’on parviendrait à faire les choses différemment, à notre manière.
Myriam Vincent : Il faut dire aussi que les maisons d’édition travaillent beaucoup chacune de leur côté ; il reste un mystère, même entre éditeur·ice·s, sur comment les autres font les choses, et il faut souvent un peu inventer ses propres manières de faire, apprendre sur le tas, quoi.
Les Imposteurs : « Je ne me suis jamais demandé ce que les lecteurs avaient envie de lire. Je ne le sais pas et ça ne m’intéresse pas. Leurs goûts, je ne les connais pas, c’est donc très risqué, tandis que les miens, oui. » Souscrivez-vous à ces propos de Christian Bourgois ? Diriez-vous que seuls vos goûts comptent, au-delà des modes ?
Kim Doré : Oui, j’y souscris ! Je vois mal comment on pourrait faire autrement que de publier des textes qu’on aime profondément. Cela étant dit, je ne m’en tiens pas qu’à mes goûts. Dans ma chaise d’éditrice, je me laisse émouvoir par des univers très différents du mien, ou par des manières qui me déstabilisent. C’est bien là tout le pouvoir de la poésie et de la littérature.
Les Imposteurs : Sur quelles affinités, l’une et l’autre, avez-vous créé en 2019 la collection Prose dirigée par Myriam ?
Myriam Vincent : Au tout début de mon stage chez Poètes de brousse, en 2018, j’avais dit à Kim que je voulais un jour éditer des romans. Un an plus tard, nous avons reçu un magnifique manuscrit de Salomé Assor, Un, qui, s’il flirtait avec la poésie, flirtait aussi avec le roman, le récit, l’autofiction. On a eu un tel coup de cœur pour ce texte qu’on voulait tout de même le publier chez Poètes de brousse, même s’il ne « fittait » pas dans une collection déjà existante ; et Kim a vu là l’opportunité parfaite pour me laisser créer la collection dont je rêvais.
Depuis, la collection regroupe des textes très différents les uns des autres, qui présentent souvent une hybridité dans la forme ou le fond ; comme pour la poésie, nous nous laissons guider par notre instinct pour choisir les textes, plutôt que d’établir des lignes directrices sévères à la collection.
Les Imposteurs : Vous publiez désormais de la poésie, de la fiction, des essais, et votre catalogue comprend à ce jour cinq collections. Pourquoi cette diversité de formes ?
Myriam Vincent : Je pense que ça commence tout simplement par un intérêt personnel pour toutes ces formes ; ce sont des genres qu’on dévore, Kim et moi, donc c’est un peu tout naturellement qu’on a voulu en publier. Il y a aussi, parfois, des transformations qui ont eu lieu parce que certain·e·s auteur·ice·s qui avaient déjà publié chez nous voulaient explorer une nouvelle forme ; par exemple pour la collection Enluminures.
Kim Doré : Exact ! On se sent en toute logique attirées par des textes appartenant aux genres que nous lisons le plus, mieux outillées pour les éditer aussi. Quant à Enluminures, c’est une collection née d’affinités entre des poètes et des gens issus des arts visuels dans notre milieu.

Les Imposteurs : Comment définiriez-vous votre ligne éditoriale aujourd’hui ?
Myriam Vincent : Je pense qu’on n’a pas vraiment de ligne éditoriale claire autre que l’instinct, le coup de cœur. On veut publier des voix distinctes, fortes, qui nous semblent apporter quelque chose d’important au paysage littéraire, mais nous n’avons pas de lignes directrices très marquées. Il nous semblerait absurde de confiner notre catalogue dans un style, une forme ou une orientation unique.
Kim Doré : Dès le départ Poètes de brousse a publié des poètes aux styles très différents, certains versés dans l’abstraction lyrique, d’autres davantage portés par l’oralité ou le poème narratif, certains au discours plus engagé et d’autres encore dont la poésie s’attache au quotidien. Les cloisons ont toujours été ouvertes et c’est effectivement l’instinct d’être face à une voix et un univers qui a défini notre ligne éditoriale sinueuse.
Les Imposteurs : Le Québec a été l’invité d’honneur de plusieurs manifestations littéraires d’envergure en 2023 et 2024 en Europe, bénéficiant d’un dynamisme éditorial porté par de nouveaux talents. Il a d’ailleurs renforcé ses liens qui l’unissent à l’édition française. Mais plusieurs éditeurs et éditrices expriment aussi les difficultés économiques qui sont les leurs – les vôtres donc –, à exister en Europe. Que les livres de Poètes de brousse soient présents dans les librairies en Europe, est-ce un enjeu important pour vous ? Et pour quelles raisons ?
Myriam Vincent : Sincèrement, ce n’est pas un enjeu très important pour nous pour l’instant. Nous avons effectivement parlé à plusieurs éditeur·ice·s qui ont tenté l’aventure européenne et qui n’en ont pas été satisfait·e·s. Étant une très petite structure, nous préférons concentrer nos énergies (et nos moyens financiers) chez nous plutôt que d’exporter à tout prix. Nous ne pensons pas que la visibilité en Europe soit plus importante que la visibilité chez nous ; et pour le moment, nous pensons que notre production au Québec souffrirait des efforts que nous devrions mettre pour nous exporter davantage. Toutefois, nous ne fermons pas la porte à cette idée si notre maison continue sur sa lancée et que le projet devient ainsi plus facilement réalisable.
Les Imposteurs : Quelles similitudes et/ou différences percevez-vous entre la littérature au Québec et celle en Europe, tant du point de vue de ce qui se publie que de la réception des œuvres publiées ?
Kim Doré : En ce qui a trait à la poésie c’est assez semblable, je crois : petit milieu dynamique, petit lectorat toutes proportions gardées, beaucoup d’inventivité. C’est lorsque l’on regarde du côté du roman ou même de l’essai que ces marchés ne peuvent être comparés. Bien sûr le Québec a son propre petit star-système, mais rien de comparable aux prix ou aux machines éditoriales en France, par exemple.
Les Imposteurs : Vous êtes toutes les deux autrices. Qu’est-ce que le fait d’écrire apporte selon vous à votre métier d’éditrice ?
Myriam Vincent : Les deux métiers se nourrissent sans aucun doute l’un et l’autre ; je pense qu’être écrivaines nous rend peut-être plus sensibles aux enjeux que vivent les auteur·ice·s, ce qui se répercute autant dans la façon dont nous effectuons notre travail éditorial (nous sommes toujours en discussion avec les auteur·ice·s, n’imposons jamais nos choix) que dans la façon dont nous les accompagnons après la publication de leur texte (nous nous assurons par exemple de faire connaître aux auteur·ice·s les différentes bourses d’écriture qui sont disponibles et les aidons à remplir leur demande).
Kim Doré : C’est en effet un grand atout de connaître de l’intérieur les tourments de l’écriture ou la vie d’autrice en général. Cela nous rend plus sensibles aux défis auxquels peuvent être confrontés les auteur·ice·s.
Les Imposteurs : Quand vous lisez un manuscrit, qu’est-ce qui fait que vous décidez de publier un texte ou de ne pas le publier ?
Myriam Vincent : Je l’ai déjà dit, mais ça part vraiment d’un coup de cœur. Ça ne veut pas dire que le texte doit être parfait, mais il faut, d’abord, qu’on sente que l’auteur·ice a une voix bien assumée, cohérente à travers le manuscrit. Il faut aussi que quelque chose du sujet du livre ou du traitement qui en est fait nous accroche, nous semble singulier. Mais il peut rester beaucoup de place à l’amélioration ; par exemple, même si la plume de l’auteur·ice· présente parfois des maladresses, si nous y voyons du potentiel grâce à certains passages, nous allons vouloir travailler le texte avec elleux.
Kim Doré : Je pense aussi qu’il faut avoir de fortes intuitions quant à la manière d’amener le texte à sa meilleure expression. J’ai accepté des textes qui exigeaient beaucoup de travail, car je voyais clairement dans quelle direction il fallait orienter nos efforts. Inversement, j’ai refusé des textes pourtant presque aboutis parce que je n’arrivais pas à mettre le doigt sur les petites choses à améliorer ou de percevoir la meilleure façon de faire.
Les Imposteurs : Suffit-il d’être une grande lectrice pour être une bonne éditrice ?
Myriam Vincent : Non. C’est sûr que je n’imagine pas une éditrice ne pas aussi être une grande lectrice ; évidemment, il faut que la passion de la littérature soit le moteur de tout. Mais il faut aussi avoir un esprit analytique développé ; être capable de se détacher de ses propres goûts pour évaluer un texte de façon plus large, moins personnelle ; être capable de repérer précisément où se situent les écueils, les faiblesses dans le texte, et d’imaginer comment on peut l’améliorer.
Kim Doré : Exactement ! Lire beaucoup rend plus facile d’apprécier des textes très divers, parfois éloignés de nos goûts ou de notre sensibilité personnelle, mais je crois que le regard éditorial s’aiguise à force d’en faire, tout simplement ; de l’exercer.
La gang de Poètes de brousse au Cabaret Lion d’Or le 27 septembre 2024 © Cédric Trahan (photo de la gang) et Claude
Lachance (photos suivantes)
Les Imposteurs : Vous est-il arrivé en découvrant un manuscrit de penser qu’il devrait être publié par une autre maison d’édition ? Que Poètes de brousse n’était pas la bonne maison pour défendre ce texte ?
Myriam Vincent : Absolument ! Il y a parfois des textes dont on sent le potentiel, mais qu’on ne sait pas trop par où « prendre », et/ou dans lesquels nous voyons une grande familiarité avec une autre maison d’édition. Dans ces cas, il vaut vraiment mieux laisser le texte trouver sa place ailleurs.
Kim Doré : Oui ! Il m’arrive de ne pas me sentir la bonne personne pour amener un texte que j’apprécie à sa meilleure expression, et dans ce cas je souhaite toujours qu’il trouve sa place ailleurs.
Les Imposteurs : Est-ce que les revues qui publient de la poésie (et elles sont nombreuses) sont pour vous un bon moyen de découvrir de nouvelles autrices et de nouveaux auteurs ?
Kim Doré : Nous les lisons, ce sont des laboratoires extraordinaires, mais j’ai toujours préféré laisser les autrices et les auteurs venir à moi plutôt que de les « dénicher ». Ce n’était pas une décision consciente aux débuts de l’aventure, je n’avais pas le balancier pour convaincre quiconque que ce nouveau lieu en était un bon, mais cela m’a si bien servie, enrichissant ma vie de merveilleuses rencontres, que je persiste à laisser les choses arriver.
Les Imposteurs : Êtes-vous également attentives l’une et l’autre à la littérature hors du livre – et en disant cela, je pense aussi bien aux performances qu’à ce qui est diffusé sur les réseaux ou les plateformes vidéo ?
Kim Doré : L’essentiel de mes efforts se tourne vers la littérature dans le livre, mais je suis intéressée et ouverte à tout ce qui l’entoure. La performance, ce n’est pas donné à tout le monde, et c’est très bien ainsi, mais lorsque des auteur·ice·s ajoutent cette corde à leur arc, nous nous efforçons de les accompagner au mieux. Parfois, les occasions arrivent de l’extérieur, comme pour le spectacle autour de l’œuvre d’Émilie Turmel mis en scène par Johanne Haberlin et présenté dans le cadre du Festival international de littérature (FIL) tout récemment. C’est la directrice du Festival, Michelle Corbeil, qui en a eu l’idée, et le résultat était à couper le souffle.
Quant aux réseaux, c’est aujourd’hui une nécessité. On y rejoint une partie importante de notre lectorat, et je trouve intéressant et plutôt sain que l’accueil critique d’une œuvre outrepasse désormais les structures traditionnelles, particulièrement pour la poésie à laquelle on fait si peu de place dans les médias imprimés.
Les Imposteurs : Comment se distinguer aujourd’hui dans un marché du livre plutôt saturé ? Comment vous en sortez-vous du point de vue économique ?
Myriam Vincent : Je ne sais pas si nous mettons beaucoup d’efforts à penser à comment nous DISTINGUER dans le marché du livre. Nous mettons plutôt nos efforts dans les livres, dans le travail éditorial, mais aussi dans l’objet-livre ; nos couvertures, par exemple, sont faites par le graphiste François Turcotte, et nous sommes fières du lien fort qu’il y a entre l’aspect visuel du livre et son contenu.
Nous mettons aussi, bien sûr, du temps sur la promotion de chaque livre, mais nous ne faisons rien de bien révolutionnaire. C’est peut-être une erreur, peut-être que nous devrions mettre plus d’énergie là-dedans ; mais je ne pense pas que pour le type de littérature qu’on fait, des stunts publicitaires nous aideraient à rejoindre notre lectorat. Nous nous questionnons beaucoup sur cet aspect du travail d’édition, cependant, et sommes toujours ouvertes à changer et adapter nos pratiques.
Du point de vue économique, la situation est difficile en littérature, mais ce n’est pas nouveau. Le métier d’éditrice est précaire et ne permet malheureusement pas des conditions de travail bien avantageuses – en tout cas, pour les petites maisons d’édition qui, comme nous, publient en majorité un genre moins populaire comme la poésie. Nous sommes définitivement dépendantes des subventions provinciales et fédérales afin de mener à bien nos activités.
Les Imposteurs : Comment imaginez-vous Poètes de brousse dans dix ans ?
Kim Doré : Je crois que nous avons atteint une certaine erre d’aller, qu’il s’agira de maintenir. Ce que nous aimerions, c’est de pouvoir être deux éditrices à temps plein, ce que la masse salariale de l’entreprise ne permet pas actuellement. Et peut-être même se doter d’un ou une troisième allié·e, pour pouvoir être présent·e·s à davantage d’événements !
Entretien réalisé par courriel en octobre et novembre 2024. Propos recueillis par Guillaume Richez. Photographie en une © Guylaine Bertrand.








