Contre-mesures [#10]

« je suis passive-agressive jusqu’au moment où
une personne blanche me demande
d’où vient ma colère
alors je deviens méchante
comme une femme blanche dans une plantation
qui crève de jalousie quand son mari
viole l’esclave » (« Beckenbauer », Chinatown, p. 75)

« je n’ai jamais été la maîtresse de qui que ce soit
mes poèmes ne sont pas pour les féministes
mes poèmes sont pour les femmes à la cuisine
mes poèmes sont pour les gosses métis et noirs
dans une classe d’enfants blancs
je suis la fille de la bonne et maintenant je suis grande
je troque les cendres de ma mère contre de la poudre à canon
pour la génération suivante
afin qu’elle soit armée
vous ne nous tirerez plus jamais dans le dos
tandis que nous fuirons terrifiés » (« mes poèmes ne sont pas des confessions », Chinatown, p. 85)

« […] ta survie est encore une de ces inventions
des suprémacistes tu n’as survécu à rien
tu existes dans le vrai monde
celui où meurent tous les leaders
celui où tout le monde marche pieds nus
sur la terre volée des cimetières » (« essaie un peu », Chinatown, p. 91)

« Les putes surnomment la fissure par où on enfante
Dieu — inoxydable / contraire d’en désuétude. Parée
de rimel et de push-up, je biographie l’artifice du Paradis :
avant j’étais belle, maintenant je suis Moi-même — demain,
seulement insurrection. Le dramatisme resplendissant
abîme l’hyperbole sous la langue / jamais
les symptômes de l’alchimie ne demandent la permission :
la vertébralité me traverse jusqu’à m’extasier
— en loop — la diaspora de l’adultère. Tant pis si le corps. » (« Mélodrame — en loop — », Bijuteria, p. 27)

« Du monument jusqu’aux banlieues de l’hystérie,
zoner l’amour qu’on me porte — insomniaque
parmi les ruines : nuit dans le ventre, nuits dans le ventre /
qui supplie l’onomastique ? Je trafique le sang et la boue
poétisant le risque sans équivoque de devenir héroïque
— et avant que ne succombe mon nom, prostitution :
la nuit pour un baiser. Les échafaudages soutiennent le drame
elliptique alors que tout un chacun s’amuse à féminiser
des vestiges de néon / prolétaire, scandaleuse — je suis
obligée de me contredire. Parce qu’il y a mélancolie,
je marche impassible devant la syndérèse qui luit
dans tout uniforme : en secret, j’apolitise l’évidence
comme si je ne cauchemardais que mon propre rut : Diamants,
robes, Tu / sans adresse ni raccourci / insinues
être amoureux — marche arrière vers l’avenue narcotique
du contre-sens. Le soupçon m’arme de nocturnité. » (« La nuit pour un baiser », Bijuteria, p. 24)

Le mot bijuteria est un faux-ami qui se réfère aux bijoux de fantaisie. En Catalogne, ces bijoux bling bling sont considérés comme les parures préférées de jeunes femmes des classes travailleuses issues de l’immigration hispanophone du reste de la péninsule ibérique, désignées par le terme catalan péjoratif de Xoni. Des chanteuses espagnoles ou catalanes de reggaeton et de trap ont repris à leur compte cette bijuteria pour en faire l’emblème d’une génération qui brouille les lignes entre le beau et le vulgaire. Juana Dolores s’inscrit à la suite de ces divas très populaires, en leur empruntant la triade amour/sexe/argent (son livre est d’ailleurs dédié aux amants d’hier, d’aujourd’hui et de demain).

« Autour de moi tout pourrit : j’automatise l’instinct
mélodramatique / comme si la poétique
était le signal nucléaire — les doigts réagissent
à ce contretemps postmoderne
qui surcharge l’amour. Impossible de profiter
de l’opulence sans renoncer au nail art
si érotiser en contestataire implique l’usage
masculin : / touche/par/touche/ je triomphe des autoportraits
sous l’œil des experts. La radiation
qui émane de ma faute —
éloigne et approche les vers électrolytiques :
que désirez-vous — poètes, leaders, amants ?
_je tente fatidiquement l’idée romantique
de vous adjectiver. […] » (« Rouge acrylique », Bijuteria, p. 43)

« Et aussi la jeune fille rousse qui s’appelait Irina », premier texte des Verdicts

« Que des mecs pour moi maintenant, bas-ventre
dur et qui baisent.

Ou se font baiser.

Appelez ça confort, ou vérité, la façon dont ils regardent,
pas la caméra, contrairement aux femmes,
mais l’un vers l’autre.

Ou vers Dieu.

Comment ils savent où vont leurs visages.
ils ouvrent leur bouche. Ils tendent
leurs joues. Ils jouissent sur tout.

Sur tout.

Chaque corps est un corps exposé,
et je suis censée le voir et le désirer.

J’apprends à aimer
l’allure des hommes. J’apprends

quoi faire de mon visage,
et je jouis sur tout ce que je veux. » (« Ce que je dois au porno gay », Bestiaire, p. 70)

« Je
est le noir intégral, proféré
depuis les entrailles de la terre.
Il y a tant de formes que prend l’ouvert
c’est un diamant qui vient d’un mot, dont la couleur
dépend de qui paie quoi pour sa profération.

Certains mots sont ouverts comme un diamant
sur le verre des fenêtres
chantant haut dans le fracas du soleil
Puis il y a des mots comme des paris épinglés
dans un carnet perforé — achète, signe et déchire —
et qu’importe ce qu’en sera le sort
la souche demeure
une dent mal arrachée au bord déchiqueté.
Certains mots vivent dans ma gorge
et nichent comme des vipères. D’autres connaissent le soleil
cherchant comme des gitans sur ma langue
à exploser d’entre mes lèvres
comme de jeunes moineaux brisant leur coquille.
Certains mots
me tourmentent.

L’amour est un mot, une autre forme que prend l’ouvert.
Comme le diamant vient d’un nœud de flammes
je suis Noire parce que je viens des entrailles de la terre
alors prends-moi au mot comme un joyaux en pleine lumière. » (« Charbon », Charbon, p. 27)

« ici, il n’y a pas une seule métaphore 
ici rien n’invite à la lecture
rien de traumatique
rien de nécessaire ni de hasardeux
ces événements ont lieu en tous temps et il est peu probable qu’ils riment
ce sont juste quelques mots, quelques objets qui m’ont forcée à m’en souvenir

On veut vraiment continuer à parler de ça ? » (Tu es l’avenir, p. 72)

« eux    leur
c’est        leur
organicité insoutenable
                                                et un hameau qui brûle

               leurs affaires                               sorties seules d’octobr
jusqu’à un milieu clair, où elles ne leur
appartiennent plus

comme si c’était de l’animé (de l’animal ?)
qui remue près des obusiers
ou leur « maladie en uniforme » (?) ou
« prolongés pour le gouvernement » eux (?)
voilà leurs estomacs gris avec de la fourrure     voilà
leurs mains les mains sont-ce leurs mains (?)
même sans pouls elles fouillent
la terre d’ici, ramassent des animaux domestiques abandonnés

(ils les mangent, je le sais) » (Tu es l’avenir, p. 24)


[1] https://revuecatastrophes.wordpress.com/2021/04/26/poetic-transfer-1/


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