En lisant La Transparence selon Irina j’ai eu l’impression que votre roman était celui d’un écrivain qui refuse de s’enfermer dans une vision extrême, pour qui il ne s’agirait pas de choisir un camp, soit du côté de l’utopie, soit de la dystopie. Je me trompe ?
Il y a eu plusieurs versions différentes. Le premier jet contenait beaucoup de passages qui s’apparentaient plus à de l’essai qu’à de la fiction. J’avais dans l’idée de pousser le mélange des genres jusqu’à l’intégration de pans entiers non fictionnels consacrés au fonctionnement de la société future. C’est d’abord Élise Lépine [chroniqueuse de l’émission Mauvais Genres et critique littéraire du magazine Transfuge – NDRL], ma compagne, puis Jeanne Guyon, mon éditrice, qui m’ont poussé dans mes retranchements pour que je rende le livre plus compact et plus généreux. Je ne fais pas partie de ces auteurs qui crachent des premiers jets parfaits, où tout semble couler de source. J’ai besoin de travailler, et retravailler encore, pour emmener le texte là où il doit aller.
Je ne dirais pas que j’en ai besoin, mais j’aime avoir une approche visuelle pour certains passages. La scène d’introduction dans le bar par exemple est « montée » comme un film, avec ses plans, sa caméra qui avance, qui rentre dans un espace exigu où elle ne peut pas filmer les personnages de prêt, puis qui ressort et offre à nouveau une vue d’ensemble. Mais sinon, je ne crois pas que je suis un auteur particulièrement visuel. J’ai souvent une approche minimaliste, où, focalisé sur les idées, j’en oublie de décrire l’environnement.
J’aime travailler dans un espace physique minimaliste, mais au sein d’un environnement sonore musicalement bruyant. Je ne sais pas comment font ceux et celles qui travaillent en silence dans le bordel. Lorsque j’écris, je peux écouter toute sorte de musique, y compris des choses extrêmes comme du hardcore et du death, ou dénuées de mélodies comme du drone ou des musiques électroniques expérimentales.
Je me sens plus proche de Zadie Smith que de romanciers et romancières qui écrivent à l’instinct. Je fais clairement dans l’usure. L’usure du texte et de moi-même. Moins d’ailleurs par souci de perfection que pour accroître la cohérence du propos.
Pendant longtemps, la dystopie a servi à alerter les gens des risques à venir s’ils ne changeaient pas les choses maintenant. C’était de la littérature de « mise en garde ». Aujourd’hui, le rôle de la dystopie a changé. Nous avons déjà conscience des apocalypses à venir. La dystopie sert à présenter des futurs atroces, mais en inventant des modèles de vie alternatifs au sein de ceux-ci. La dystopie est là pour offrir des voies de sortie. On pourrait presque parler de dystopies utopiques.
Même si je suis fan de Gibson et qu’Identification des schémas reste une grosse influence, je ne partage pas son point de vue. Au contraire, je trouve qu’on a de plus en plus d’outils, de connaissances des événements passés et d’accès à tout ce qui se passe dans le monde pour affiner nos prospectives. La seule chose qu’on ne peut jamais anticiper c’est la folie humaine et les cygnes noirs, ces événements imprévisibles aux répercussions inouïes comme les conceptualise l’essayiste Nassim Nicholas Taleb.
Aux côtés de ceux précités, je suis évidemment influencé par Philip K. Dick et J. G. Ballard, mais aussi par des centaines d’autres auteurs et autrices. Je suis une éponge. Chaque lecture peut me donner envie d’intégrer de nouveaux éléments à mes textes.
C’est peut-être un peu tôt pour l’écrire noir sur blanc, mais je suis persuadé qu’il y a une génération Damasio qui est en train d’émerger en France, des gens qui comme moi ont lu La Horde du Contrevent entre leur 20 et 30 ans, et qui se retrouvent dans la nécessité de rééchanter le présent et le futur, au travers de textes romanesques et politiques, qui cherchent à ouvrir des brèches, à créer des alternatives dans nos manières de vivre.
Comme je le disais précédemment, tous les discours qui affirment ou prédisent la mort d’une forme artistique me laissent de marbre. Tout cohabite. Les œuvres se nourrissent entre elles, quel que soit leur format. Où Russell Banks a raison, c’est que si ça arrivait ce ne serait pas grave. Il y aurait toujours mille autres manières de s’exprimer, de transmettre des émotions et des idées. Et dans tous les cas, l’art ce n’est pas la vie. Ce sera plus facile de vivre dans un monde sans roman que sans abeille.
J’ai recommencé à écrire quasiment le lendemain de la publication de La Transparence selon Irina. Dès les premiers retours enthousiastes et l’idée que mon travail intéressait des gens, je m’y suis remis. Sans en dire trop, La Transparence selon Irina a été conçue comme une trilogie, avec un tome qui se passe avant et un qui se passe après. Je travaille sur celui qui se passe avant, trente-cinq avant pour être précis. Ce ne sont pas les mêmes personnages, mais c’est le même monde.